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Oui ...je me souviens

par RENÉ WEIL (z"l)
Avocat




oui
 ...JE ME SOUVIENS

À JEANINE BLOCH
qui a assumé tant de risques lors de mon ar­res­ta­tion et qui est devenue ma femme.
(Collection "OUI", publiée à l'initiative et sous la direction du rabbin Jean Schwarz.)


QUELQUES TEXTES...

Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi ; ton soutien et ton appui seraient ma consolation.
(Psaumes 23, 4)

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Rabbi Lévi a enseigné : Malheur aux méchants qui échafaudent des plans contre Israël !
Chacun proclame : mon plan est meilleur que le sien...
Esaü a dit : Comme il était naïf, Caïn, qui a tué son frère du vivant de son père ! Ne savait-il pas que son père aurait encore d'autres enfants ? Moi, je n'agirai pas ainsi ; mais "quand se termineront les jours de deuil de mon père, je tuerai Jacob, mon frère."
(Genèse, 27, 21)

Pharaon a dit : Comme il était naïf, Esaü, qui a dit : "Quand se termineront les jours de deuil". Ne savait-il pas que son frère aurait des enfants du vivant de son père? Moi, je n'agis pas ainsi, mais je les élimine à la naissance, comme il est dit : "Vous jetterez tous les premiers-nés mâles dans le fleuve."
(Exode 1, 16)

Aman a dit : Comme il était naïf, Pharaon qui a dit : "Les premiers-nés" ! Ne savait-il pas que les filles se marieront et auront des enfants ? Moi, je n'agis pas ainsi, mais : "tuez et éliminez tous les juifs, de l'enfant au vieillard."
(Midrache Vayicra Rabba 27-11)

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Car le Juif du vingtième siècle vivait, comme Moïse, dans l'illusion d'être comme les autres. Jusqu'à Auschwitz précisément. Alors, dans la boue, la sueur et le sang, la conscience est née d'un destin irrémédiablement différent.
Dans le martyre des six millions de Juifs européens, la figure-type n'est justement pas celle du martyr, je veux dire du Juif, fidèle à son judaïsme depuis la naissance jusqu'à la tombe, car celui-là savait que l'holocauste n'était pas le premier, et qu'il s'inscrivait dans le plan général d'une alliance qui avait ses clartés éclatantes mais aussi ses nuits et ses brouillards.
La figure-type est celle du martyr malgré lui, du Juif détaché, entre les yeux étonnés duquel, "étonnés de si peu comprendre," la mort allait entrer ; pour lequel la redécouverte de la situation juive fut éveil et blessure. C'est le Juif que tout prédisposait à échapper à son destin : l'assimilation déjà longue aux mœurs de tous, poussée parfois jusqu'à l'ignorance de l'identité juive ; la voix généreuse d'un siècle laïque et humanitaire; le désir fortement entretenu de se faire "pardonner" le passé, de se faire oublier ; et que tout, soudain, rejette dans un destin, que l'on voudrait alors désespérément déchiffrer et qui, même s'il reste obscur, demeure inéluctable.
(André Neher - Moïse et la vocation juive)

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statistiques
(Extrait du Mémorial des déportés juifs de France - Serge Klarsfeld)

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...2-IX-1942. Ce matin à trois heures, j'ai assisté pour la première fois à une action spéciale. En comparaison, l'enfer de Dante me paraît une comédie. Ce n'est pas pour rien qu'Auschwitz est appelé un camp d'extermination.

...11-X-1942. Aujourd'hui dimanche, lièvre, une belle cuisse, pour déjeuner, avec du chou rouge et du pudding, le tout pour 1,25 RM.

...12-X-1942. Inoculation contre le typhus. À la suite de quoi, état fébrile dans la soirée ; ai assisté néanmoins à une action spéciale dans la nuit (1.600 personnes de Hollande). Scènes terribles près du dernier bunker. C'était la dixième action spéciale.
(Journal du Docteur Kremer, médecin S.S. à Auschwitz,
cité par Léon Poliakov - Bréviaire de la haine).

*

Des S.S. avec des chiens, cravache et baïonnette à la main, se tenaient le long de la Himmelstrasse (voie céleste). Les gens marchaient en silence... Ils ne savaient où ils allaient. A l'entrée des chambres à gaz, il y avait deux Ukrainiens ; l'un s'appelait Ivan et l'autre Nicolaï. Ce sont eux qui donnaient les gaz. On y mettait... quelque chose comme du pétrole, du mazout. Les derniers arrivés aux chambres à gaz recevaient des coups de baïonnette parce que les derniers voyaient déjà ce qui se faisait à l'intérieur et ne voulaient pas entrer. 400 personnes entraient dans la petite chambre à gaz... C'est tout juste si l'on arrivait à fermer la porte extérieure de la chambre. Lorsqu'on les enfermait, nous nous trouvions de l'autre côté. A ce moment, nous entendions seulement des cris de : "Chema Israël", "Papa", "Maman".
Au bout de trente-cinq minutes, ils étaient morts. Deux Allemands se tenaient là et ils écoutaient ce qui se passait à l'intérieur. Ensuite ils disaient : "Alles schlâft" ("Tout dort").
(Témoignage de Eliahou Rosenberg, Le procès de Jérusalem).

*

Vous voulez comprendre ? Il n'y a plus rien à comprendre. Vous voulez savoir ? Il n'y a plus rien à savoir. Ce n'est pas en jouant avec les mots et avec les morts que vous allez comprendre et savoir. Au contraire.
Les Anciens disaient: "ceux qui savent ne parlent pas ; ceux qui parlent ne savent pas."
Mais vous préférez parler et juger. Vous vous voulez forts et invulnérables ; c'est cette force en vous et ce désir de la rendre invulnérable que je vous reproche également. La leçon de l'Holocauste - si leçon il y a - c'est que notre force n'est qu'illu­soire et qu'en chacun de nous, il y a une victime qui a peur, qui a froid, qui a faim. Qui a honte aussi.
Le Talmud enseigne à l'homme de ne jamais juger son ami tant qu'il ne s'est pas trouvé à sa place.
Seulement, pour vous, les juifs ne sont pas des amis ; ils ne l'ont jamais été ; c'est parce qu'ils n'avaient pas d'amis qu'ils sont morts.
Alors, apprenez à vous taire.
(Elie Wiesel - Le chant des Morts)

*

...Un jour viendra, c'est sûr, de la soif apaisée.
Nous serons au delà du souvenir. La mort
Aura parachevé les travaux de la haine.
Je serai un bouquet d'orties sous vos pieds.
Alors ... Eh bien! Sachez que j'avais un visage
Comme vous ; une bouche qui priait comme vous...
J'ai lu comme vous, tous les journaux, les bouquins.
Et je n'ai rien compris au monde,
Et je n'ai rien compris à l'Homme,
Bien qu'il me soit souvent arrivé d'affirmer le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
Ai-je prétendu savoir ce qu'elle était ; mais vrai,
Je puis vous le dire à cette heure.
Elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
Étonnés de si peu comprendre.
Avez-vous mieux compris que moi ?

Et pourtant, non !
Je n'étais pas un homme comme vous.
Vous n'êtes pas nés sur les routes.
Personne n'a jeté à l'égoût vos petits,
Comme des chats encore sans yeux.
Vous n'avez pas erré de cité en cité.
Traqués par les polices,
Vous n'avez pas connu les désastres à l'aube,
Les wagons de bestiaux
Et le sanglot amer de l'humiliation,
Accusés d'un délit que vous n'avez pas fait,
Du crime d'exister...
Changeant de nom et de visage
Pour ne pas emporter un nom qu'on a hué...
Un visage qui avait servi à tout le monde
De crachoir !

...Quand vous foulerez ce bouquet d'orties
Qui avait été moi dans un autre siècle,
En une histoire qui vous sera périmée,
Souvenez-vous seulement que j'étais innocent
Et que, tout comme vous, mortels, ce jour-là,
J'avais eu, moi aussi, un visage marqué
Par la colère, par la pitié et la joie,

Un visage d'Homme... tout simplement.
(L'Exode, poème de Benjamin Fondane, déporté à Auschwitz
- cité par André Neher dans Moïse et la vocation juive).

*

Zygielboym, qui faisait partie du Conseil National Polonais à Londres, avait plaidé sans relâche auprès des gouvernements alliés la cause des hommes et des femmes demeurés dans le Ghetto de Varsovie, insistant pour qu'ils viennent à leur secours en contraignant les Allemands à prendre conscience qu'un châtiment rapide suivrait leurs atrocités.
Zygielboym tambourinait à la porte des ambassades, envoyait des câblogrammes aux chefs d'Etat (dont Roosevelt), prenait la parole dans les réunions publiques...
Le 6 mai 1943, treize jours après l'ajournement de la conférence des Bermudes (concernant les réfugiés), Szmul Zygielboym, à l'âge de 48 ans, se donnait la mort à Londres. II laisse un mot d'adieu au Président et au Premier Ministre du Gouvernement polonais en exil :
"Je ne peux demeurer silencieux, écrivait-il. Je ne peux pas continuer à vivre pendant que le restant des juifs de Pologne, dont je suis le représentant, périssent. Mes amis du Ghetto de Varsovie sont morts les armes à la main dans une dernière bataille héroïque. La destinée ne m'a pas permis de mourir avec eux, mais ma place est parmi eux et dans leur tombe collective. Je veux par ma mort, exprimer une dernière protestation contre la passivité avec laquelle le monde assiste à l'extermination du peuple juif, en la tolérant.
Je sais que la vie humaine a peu de valeur en ces jours, mais n'ayant rien pu réaliser de mon vivant, je contribuerai peut-être par ma mort à dissiper l'indifférence de ceux qui, aujourd'hui encore, peuvent sauver les quelques juifs polonais demeurés vivants... Je dis adieu à tous les êtres humains et à toutes les choses qui m'étaient chers et que j'ai aimés."
(Arthur Morse - Pendant que six millions de juifs brûlaient).

*

L'ORCHESTRE
Il se tenait sur un terre-plein près de la porte.
Celle qui dirigeait avait été célèbre à Vienne.
Toutes étaient bonnes musiciennes. Elles avaient subi un examen pour être choisies parmi un grand nombre. Elles devaient le sursis à la musique.
Parce qu'avec la belle saison, il avait fallu un orchestre. À moins que ce fût le nouveau commandant. Il aimait la musique. Quand il commandait de jouer pour lui, il faisait distribuer aux musiciennes un demi-pain en supplément. Et quand les arrivants descendaient des wagons pour aller en rangs à la chambre à gaz, il aimait que ce fût au rythme d'une marche gaie.
Elles jouaient le matin lorsque les colonnes partaient. En passant, nous devions prendre le pas. Après, elles jouaient des valses. Des valses qu'on avait entendues ailleurs dans un lointain aboli. Les entendre là était intolérable.
Assises sur des tabourets, elles jouent. Ne regardez pas les doigts de la violoncelliste, ni ses yeux quand elle joue, vous ne pourriez le supporter.
Ne regardez pas les gestes de celle qui dirige. Elle parodie celle qu'elle était dans ce grand café de Vienne où elle dirigeait un orchestre féminin déjà et cela se voit qu'elle pense à ce qu'elle était autrefois.
Toutes portent une jupe plissée bleu marine, un corsage clair, un foulard lavande sur la tête. Elles sont ainsi vêtues pour donner le pas aux autres qui vont aux marais dans des robes avec lesquelles elles dorment, autrement les robes ne sécheraient jamais.
Les colonnes sont parties. L'orchestre reste un moment encore.
Ne regardez pas, n'écoutez pas, surtout s'il joue La Veuve Joyeuse pendant que derrière les seconds barbelés, des hommes sortent un à un d'une baraque et que les capos avec des ceinturons frappent un à un les hommes qui sortent et qui sont nus.
Ne regardez pas l'orchestre qui joue La Veuve Joyeuse.
N'écoutez pas. Vous n'entendriez que les coups sur le dos des hommes et le bruit métallique que fait la boucle quand le ceinturon vole.
Ne regardez pas les musiciennes qui jouent cependant que des hommes squelettiques et nus sortent sous les coups qui les font chanceler. Ils vont à la désinfection parce qu'il y a décidément trop de poux dans cette baraque.
Ne regardez pas la violoniste. Elle joue sur un violon qui serait celui de Yéhudi si Yéhudi n'était au-delà de miles d'océan. C'est le violon de quel Yéhudi ?
Ne regardez pas, n'écoutez pas.
Ne pensez pas à tous les Yéhudis qui avaient emporté leur violon.
(Charlotte Delbo
- Aucun de nous ne reviendra).

*

Laissez-les donc tranquilles.
Ne déterrez pas les morts sans sépultures.
Laissez-les là où ils devraient être pour toujours et tels qu'ils devraient être : des blessures, des douleurs incommensurables au fond même de votre être.
Soyez contents qu'ils ne se réveillent pas, qu'ils ne descendent pas sur terre pour juger les vivants. Le jour où ils se mettront à dire ce qu'ils ont vu et entendu, et ce qui leur tient à cœur, vous ne saurez où fuir, vous vous boucherez les oreilles, tant votre peur sera grande et tant sera aiguë votre honte.
(Elie Wiesel - Le chant des Morts)

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