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RHINOCÉROS

Une nouvelle d'Eugène IONESCO


Rhinocéros est une nouvelle publiée en 1957. Ce petit bijou de littérature servit de point de départ pour la pièce de théâtre. Avec un humour mordant, Ionesco manie l'allégorie et l'absurde pour dé­non­cer la contagion idéologique et la métamorphose progressive de toute une population.


RHINOCÉROS

rhinoceros
Rhinocéros de Albrecht Dürer - 1515
N
ous discutions tranquillement de choses et d'autres, à la terrasse du café, mon ami Jean et moi, lorsque nous aperçûmes, sur le trottoir d'en face, énorme, puissant, soufflant bruyam­ment, fonçant droit devant lui, frôlant les étalages, un rhinocéros. A son passage les prome­neurs s'écar­tèrent vivement pour lui laisser le chemin libre. Une ménagère poussa un cri d'effroi, son panier lui échappa des mains, le vin d'une bouteille brisée se répandit sur le pavé, quelques promeneurs dont un vieillard, entrèrent pré­ci­pitam­ment dans les boutiques. Cela ne dura pas le temps d'un éclair. Les promeneurs sortirent de leurs refuges, des groupes se formèrent qui suivirent du regard le rhinocéros déjà loin, commentèrent l'événement, puis se dispersèrent.

Mes réactions sont assez lentes. J'enregistrai distraitement l'image du fauve courant, sans y prêter une importance exagérée. Ce matin-là, en outre, je me sentais fatigué, la bouche amère, à la suite des libations de la veille : nous avions fêté l'anniversaire d'un camarade. Jean n'avait pas été de la partie ; aussi, le premier moment de saisissement passé :
- Un rhinocéros en liberté dans la ville ! s'exclama-t-il, cela ne vous surprend pas ? On ne devrait pas le permettre.
- En effet, dis-je, je n'y avais pas pensé. C'est dangereux.
- Nous devrions protester auprès des autorités municipales.
- Peut-être s'est-il échappé du Jardin zoologique, fis-je.
- Vous rêvez ! me répondit-il. Il n'y a plus de Jardin zoologique dans notre ville depuis que les animaux ont été décimés par la peste au XVIIe siècle.
- Peut-être vient-il du cirque ?
- Quel cirque ? La mairie a interdit aux nomades de séjourner sur le territoire de la commune. Il n'en passe plus depuis notre enfance.
- Peut-être est-il resté depuis lors caché dans les bois marécageux des alentours, répondis-je en bâillant.
- Vous êtes tout à fait dans les brumes épaisses de l'alcool...
- Elles montent de l'estomac...
- Oui. Et elles vous enveloppent le cerveau. Où voyez-vous des bois marécageux dans les alentours ? Notre province est surnommée la Petite Castille, tellement elle est désertique.
- Peut-être s'est-il abrité sous un caillou ? Peut-être a-t-il fait son nid sur une branche desséchée ?
- Vous êtes ennuyeux avec vos paradoxes. Vous êtes incapable de parler sérieusement.
- Aujourd'hui surtout.
- Aujourd'hui autant que d'habitude.
- Ne vous énervez pas, mon cher Jean. Nous n'allons pas nous quereller pour ce fauve.
Nous changeâmes de sujet de conversation et nous nous remîmes à parler du beau temps et de la pluie qui tombait si rarement dans la région, de la nécessité de faire venir, dans notre ciel, des nuages artificiels et d'autres banales questions insolubles.
Nous nous séparâmes. C'était dimanche. J'allai me coucher, dormis toute la journée : encore un dimanche de raté.

Le lundi matin j'allai au bureau, me promettant solennellement de ne plus jamais m'enivrer, surtout le samedi, pour ne pas gâcher les lendemains, les dimanches. En effet, j'avais un seul jour libre par semaine, trois semaines de vacances en été. Au lieu de boire et d'être malade, ne valait-il pas mieux être frais et dispos, passer mes rares moments de liberté d'une façon plus intelligente ? Visiter les musées, lire des revues littéraires, entendre des conférences ? Et au lieu de dépenser tout mon argent disponible en spiritueux, n'était-il pas préférable d'acheter des billets de théâtre pour assister à des spectacles intéressants ? Je ne connaissais toujours pas le théâtre d'avant-garde, dont on parlait tant, je n'avais vu aucune des pièces de Ionesco, C'était le moment ou jamais de me mettre à la page.

Le dimanche suivant, je rencontrai Jean, de nouveau, à la même terrasse.
- J'ai tenu parole, lui dis-je en lui tendant la main.
- Quelle parole avez-vous tenue ? me demanda-t-il.
- J'ai tenu parole à moi-même. J'ai juré de ne plus boire. Au lieu de boire, j'ai décidé de cultiver mon esprit. Aujourd'hui j'ai la tête claire. Cet après-midi je vais au musée municipal, ce soir j'ai une place au théâtre. M'accompagnez-vous ?
- Espérons que vos bonnes intentions vont durer, répondit Jean, mais je ne puis aller avec vous. Je dois rencontrer des amis à la brasserie.
- Ah, mon cher, c'est votre tour de donner de mauvais exemples. Vous allez vous enivrer !
- Une fois n'est pas coutume, répondit Jean d'un ton irrité. Tandis que vous...

La discussion allait fâcheusement tourner, lorsque nous entendîmes un barrissement puissant, les bruits précipités des sabots d'un périssodactyle, des cris, le miaulement d'un chat ; presque simultanément nous vîmes apparaître, puis disparaître, le temps d'un éclair, sur le trottoir opposé, un rhinocéros soufflant bruyamment et fonçant, à toute allure, droit devant lui.
Tout de suite après, surgit une femme tenant dans ses bras une petite masse informe, sanglante :
- Il a écrasé mon chat, se lamentait-elle, il a écrasé mon chat !
Des gens entourèrent la pauvre femme échevelée qui semblait l'incarnation même de la désolation, la plaignirent.
- Si ce n'est pas malheureux, s'écriaient-ils, pauvre petite bête !

Jean et moi nous nous levâmes. D'un bond nous traversâmes la rue, et entourâmes la malheureuse.
- Tous les chats sort mortels, fis-je stupidement, ne sachant comment la consoler.
- Il est déjà passé la semaine dernière devant ma boutique ! se souvint l'épicier.
- Ce n'était pas le même, affirma Jean. Ce n'était pas le même: celui de la semaine dernière avait deux cornes sur le nez, c'était un rhinocéros d'Asie, celui-ci n'en a qu'une : c'est un rhinocéros d'Afrique.
- Vous dites des sottises, m'énervai-je. Comment avez-vous pu distinguer les cornes ? Le fauve est passé à une telle vitesse, à peine avons-nous pu l'apercevoir ; vous n'avez pas eu le temps de les compter...
- Moi, je ne suis pas dans le brouillard, répliqua vivement Jean. J'ai l'esprit clair, je calcule vite.
- Il fonçait tête baissée.
- Justement, on voyait mieux.
- Vous n'êtes qu'un prétentieux, Jean. Un pédant, un pédant qui n'est pas sûr de ses connaissances. Car, d'abord c'est le rhinocéros d'Asie qui a une come sur le nez ; le rhinocéros d'Afrique, lui, en a deux !
- Vous vous trompez, c'est le contraire.
- Voulez-vous parier ?
- Je ne parie pas avec vous. Les deux cornes, c'est vous qui les avez, cria-t-il, rouge de colère, espèce d'Asiatique ! (Il n'en démordait pas.)
- Je n'ai pas de cornes. Je n'en porterai jamais. Je ne suis pas asiatique non plus. D'autre part, les Asiatiques sont des hommes comme tout le monde.
- Ils sont jaunes ! cria-t-il hors de lui.
Jean me tourna le dos, s'éloigna à grand pas, en jurant.
Je me sentais ridicule. J'aurais dû être plus conciliant, ne pas le contredire : je savais, pourtant, qu'il ne le supportait pas. La moindre objection le faisait écumer. C'était son seul défaut, il avait un cœur d'or, m'avait rendu d'innombrables services.

Les quelques gens qui étaient là et nous avaient écoutés en avaient oublié le chat écrasé de la pauvre femme. Ils m'entouraient, discutaient : les uns soutenaient qu'en effet, le rhinocéros d'Asie était unicorne, et me donnaient raison ; les autres soutenaient au contraire que le rhinocéros unicorne était africain, donnant ainsi raison à mon préopinant.
- Là n'est pas la question, intervint un monsieur (canotier, petite moustache, lorgnon, tête caractéristique du logicien) qui s'était tenu jusque-là de côté sans rien dire. Le débat portait sur un problème dont vous vous êtes écartés, Vous vous demandiez au départ si le rhinocéros d'aujourd'hui est celui de dimanche dernier ou bien si c'en est un autre. C'est à cela qu'il faut répondre. Vous pouvez avoir vu deux fois un même rhinocéros portant une seule come, comme vous pouvez avoir vu deux fois un même rhinocéros à deux cornes. Vous pouvez encore avoir vu un premier rhinocéros à une corne, puis un autre ayant également une seule corne. Et aussi, un premier rhinocéros à deux cornes, puis un second rhinocéros à deux cornes. Si vous aviez vu la première fois un rhinocéros à deux cornes, la seconde fois un rhinocéros à une corne, cela ne serait pas concluant non plus. Il se peut que depuis la semaine dernière le rhinocéros ait perdu une de ses cornes et que celui d'aujourd'hui soit le même. Il se peut aussi que deux rhinocéros à deux cornes aient perdu tous les deux une de leurs cornes. Si vous pouviez prouver avoir vu, la première fois, un rhinocéros à une corne, qu'il fût asiatique ou africain, et aujourd'hui un rhinocéros à deux cornes, qu'il fût, peu importe, africain ou asiatique, à ce moment-là nous pourrions conclure que nous avons affaire à deux rhinocéros différents, car il est peu probable qu'une deuxième corne puisse pousser en quelques jours, de façon visible, sur le nez d'un rhinocéros ; cela ferait d'un rhinocéros asiatique ou africain, un rhinocéros africain ou asiatique, ce qui n'est pas possible en bonne logique, une même créature ne pouvant être née en deux lieux à la fois ni même successivement.
- Cela semble clair, dis-je, mais cela ne résout pas la question.
- Evidemment, répliqua le monsieur en souriant d'un air compétent, seulement le problème est posé de façon correcte.
- Là n'est pas non plus le problème, repartit l'épicier qui, ayant sans doute un tempérament passionnel, se souciait peu de la logique. Pouvons-nous admettre que nos chats soient écrasés sous nos yeux par des rhinocéros à deux cornes ou à une corne, fussent-ils asiatiques ou africains ?
- Il a raison, c'est juste, s'exclamèrent les gens, Nous ne pouvons permettre que nos chats soient écrasés, par des rhinocéros ou par n'importe quoi !
L'épicier nous montra d'un geste théâtral la pauvre femme en larmes tenant toujours dans ses bras, et la berçant, la masse informe, sanguinolente, de ce qui avait été son chat.

Le lendemain, dans le journal, à la rubrique des chats écrasés, on rendait compte en deux lignes de la mort de la pauvre bête, "foulée aux pieds par un pachyderme" disait-on sans donner d'autres détails. Le dimanche après-midi, je n'avais pas visité les musées ; le soir, je n'étais pas allé au théâtre. Je m'étais morfondu, tout seul à la maison, accablé par le regret de m'être querellé avec Jean.
"Il est tellement susceptible, j'aurais dû l'épargner", m'étais-je dit. "C'est absurde de se fâcher pour une chose pareille... pour les cornes d'un rhinocéros que l'on n'avait jamais vu auparavant... un animal originaire d'Afrique ou d'Asie, contrées si lointaines, qu'est-ce que cela pouvait bien me faire ? Tandis que Jean, lui, au contraire était un ami de toujours qui... à qui je devais tant... et qui..."

Bref, tout en me promettant d'aller voir Jean le plus tôt possible et de me raccommoder avec lui, j'avais bu une bouteille entière de cognac sans men apercevoir. Je m'en aperçus ce lendemain-là justement : mal aux cheveux, gueule de bois, mauvaise conscience, j'étais vraiment très incommodé.

Mais le devoir avant tout : j'arrivai au bureau à l'heure, ou presque. Je pus signer la feuille de présence à l'instant même où on allait l'enlever.
- Alors, vous aussi vous avez vu des rhinocéros ? me demanda le chef qui, à ma grande surprise, était déjà là.
- Bien sûr, je l'ai vu, dis-je, en enlevant mon veston de ville pour mettre mon vieux veston aux manches usées, bon pour le travail.
- Ah, vous voyez ! Je ne suis pas folle ! s'écria Daisy, la dactylo, très émue. (Qu'elle était jolie, avec ses joues roses, ses blonds cheveux, Elle me plaisait en diable, Si je pouvais être amoureux, c'est d'elle que je le serais...) Un rhinocéros unicorne !
- Avec deux cornes ! rectifia mon collègue, Émile Dudard, licencié en droit, éminent juriste, promis à un brillant avenir dans la maison et, peut-être, dans le cœur de Daisy.
- Moi, je ne l'ai pas vu ! Et je n'y crois pas ! déclara Botard, ancien instituteur qui faisait fonction d'archiviste. Et personne n'en a jamais vu dans le pays, sauf sur les images dans les manuels scolaires. Ces rhinocéros n'ont fleuri que dans l'imagination des bonnes femmes, C'est un mythe, tout comme les soucoupes volantes. J'allais faire remarquer à Botard que l'expression "fleurir" appliquée à un ou plusieurs rhinocéros me semblait impropre, lorsque le juriste s'écria :
- Il y a tout de même eu un chat écrasé, et des témoins !
- Psychose collective, répliqua Botard qui était un esprit fort, c'est comme la religion qui est l'opium des peuples !
- J'y crois, moi, aux soucoupes volantes, fit Daisy.

Le chef coupa court à la polémique :
- Ça va comme ça ! Assez de bavardage ! Rhinocéros ou non, soucoupes volantes ou non, il faut que le travail soit fait.
La dactylo se mit à taper. Je m'assis à ma table de travail, m'absorbai dans mes écritures. Emile Dudard commença à corriger les épreuves d'un commentaire de la loi sur la répression de l'alcoolisme, tandis que le chef, claquant la porte, s'était retiré dans son cabinet.
- C'est une mystification, maugréa encore Botard à l'adresse de Dudard, C'est votre propagande qui fait courir ces bruits !
- Ce n'est pas de la propagande, intervins-je.
- Puisque j'ai vu..., confirma Daisy en même temps que moi.
- Vous me faites rire, dit Dudard à Botard. De la propagande ? Dans quel but ?
- Vous le savez mieux que moi ! Ne faites pas l'innocent !
- En tout cas, moi je ne suis pas payé par les Ponténégrins !
- C'est une insulte ! fit Botard en tapant du poing sur la table.

La porte du cabinet du chef s'ouvrit soudain ; sa tête apparut :
- M. Bœuf n'est pas venu aujourd'hui.
- En effet. Il est absent, fis-je.
- J'avais justement besoin de lui. A-t-il annoncé qu'il était malade ? Si ça continue, je vais le mettre à la porte.
Ce n'était pas la première fois que le chef proférait de pareilles menaces à l'adresse de notre collègue.
- Quelqu'un d'entre vous a-t-il la clé de son secrétaire ? poursuivit-il.

Juste à ce moment Mme Bœuf fit son entrée. Elle paraissait effrayée :
- Je vous prie d'excuser mon mari. Il est parti dans sa famille pour le week-end. Il a une légère grippe. Tenez, il le dit dans son télégramme. Il espère être de retour mercredi. Donnez-moi un verre d'eau... et une chaise ! fit-elle, et elle s'écroula sur le siège que nous lui tendîmes.
- C'est bien ennuyeux ! Mais ce n'est pas une raison pour vous affoler ! observa le chef.
- J'ai été poursuivie par un rhinocéros depuis la maison jusqu'ici, balbutia-t-elle.
- Unicorne ou à deux cornes ? demandai-je.
- Vous me faites rigoler ! s'exclama Botard.
- Laissez-la donc parler ! s'indigna Dudard.
Mme Bœuf dut faire un grand effort pour préciser :
- Il est là, en bas, à l'entrée. II a l'air de vouloir monter l'escalier.
Au même instant, un bruit énorme se fit entendre : les marches de l'escalier s'effondraient sans doute sous un poids formidable. Nous nous précipitâmes sur le palier. En effet, parmi les décombres, tête basse, poussant des barrissements angoissés et angoissants, un rhinocéros était là qui tournait inutilement en rond. Je pus voir qu'il avait deux cornes.
- C'est un rhinocéros africain..., dis-je, ou plutôt asiatique.
La confusion de mon esprit était telle que je ne savais plus si la bicornuité caractérisait le rhinocéros d'Asie ou celui d'Afrique, si l'unicornuité caractérisait le rhinocéros d'Afrique ou d'Asie, ou si, au contraire, la bicornuité... Bref, je cafouillais mentalement, tandis que Botard foudroyait Dudard du regard.
- C'est une machination infâme ! Et, d'un geste d'orateur de tribune, pointant son doigt vers le juriste : c'est votre faute !
- C'est la vôtre ! répliqua ce dernier.
- Calmez-vous, ce n'est pas le moment ! déclara Daisy, tentant, en vain, de les apaiser.
- Depuis le temps que je demande à la Direction générale de nous construire des marches de ciment pour remplacer ce vieil escalier vermoulu ! dit le chef. Une chose pareille devait fatalement arriver. C'était à prévoir. J'ai eu raison !
- Comme d'habitude, ironisa Daisy. Mais comment allons-nous descendre ?
- Je vous prendrai dans mes bras ! plaisanta amoureusement le chef en caressant la joue de la dactylo, et nous sauterons ensemble !
- Ne mettez pas sur ma figure votre main rugueuse, espèce de pachyderme !
Le chef n'eut pas le temps de réagir. Mme Bœuf qui s'était levée et nous avait rejoints, et qui fixait depuis quelques instants attentivement le rhinocéros tournant en rond au-dessous de nous, poussa brusquement un cri terrible :
- C'est mon mari ! Bœuf, mon pauvre Bœuf, que t'est-il arrivé ?
Le rhinocéros, ou plutôt Bœuf, répondit par un barrissement à la fois violent et tendre, tandis que Mme Bœuf s'évanouissait dans mes bras et que Botard, levant les siens, tempêtait :
- C'est de la folie pure ! Quelle société !

Les premiers moments de surprise passés, nous téléphonâmes aux pompiers qui arrivèrent avec leurs échelles, nous firent descendre. Mme Bœuf, bien que nous le lui ayons déconseillé, partit sur le dos de son conjoint vers le domicile conjugal. C'était une raison pour elle de divorcer (aux torts de qui ?), mais elle préférait ne pas abandonner son mari dans cet état.
Au petit bistrot où nous allâmes tous déjeuner (sans les Bœuf, bien sûr), nous apprîmes que plusieurs rhinocéros avaient été signalés dans différents coins de la ville : sept selon les uns ; dix-sept selon les autres ; trente-deux selon d'autres encore. Devant tous ces témoignages, Botard ne pouvait plus nier l'évidence rhinocérique. Mais il savait, affirmait-il à quoi s'en tenir. II nous l'expliquerait un jour, il connaissait le "pourquoi" des choses, les "dessous" de l'histoire, les "noms" des responsables, le but et la signification de cette provocation. Il n'était pas question de retourner au bureau l'après-midi, tant pis pour les affaires. II fallait attendre qu'on réparât l'escalier.

J'en profitai pour rendre visite à Jean, dans l'intention de me réconcilier avec lui. Il était couché.
- Je ne me sens pas très bien ! dit-il.
- Vous savez, Jean, nous avions raison tous les deux. Il y a dans la ville des rhinocéros à deux cornes aussi bien que des rhinocéros à une corne. D'où viennent les uns, d'où viennent les autres, cela importe peu au fond. Ce qui compte à mes yeux c'est l'existence du rhinocéros en soi.
- Je ne me sens pas très bien, répétait mon ami, sans m'écouter, je ne me sens pas très bien !
- Qu'avez-vous donc ? Je suis désolé !
- Un peu de fièvre. Des migraines.
C'était le front plus précisément qui lui faisait mal. II devait, disait-il, s'être cogné. Il avait une bosse en effet qui pointait juste au-dessus du nez. Son teint était verdâtre. Il était enroué.
- Avez-vous mal à la gorge ? C'est peut-être une angine.
Je pris son pouls. Il battait à un rythme régulier.
- Ce n'est certainement pas très grave. Quelques jours de repos et ce sera fini. Avez-vous fait venir le médecin ?
Avant de lâcher son poignet, je m'aperçus que ses veines étaient toutes gonflées, saillantes. Observant de plus près, je remarquai que non seulement les veines étaient grossies mais que la peau tout autour changeait de couleur à vue d'œil et durcissait.
"C'est peut-être plus grave que je ne croyais", pensais-je.
- Il faut appeler le médecin, fis-je à voix haute.
- Je me sentais mal à l'aise dans mes vêtements, maintenant mon pyjama aussi me gêne, dit-il d'une voix rauque.
- Qu'est-ce qu'elle a, votre peau ? On dirait du cuir... Puis le regardant fixement : Savez-vous ce qui est arrivé à Bœuf ? Il est devenu rhinocéros.
- Et alors ? Ce n'est pas si mal que cela ! Après tout, les rhinocéros sort des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous...
- A condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
- Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
- Tout de même, nous avons notre morale à nous que je juge incompatible avec celle de ces animaux. Nous avons une philosophie, un système de valeurs irremplaçables...
- L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule. Vous me racontez des bêtises.
- Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ?
Il semblait vraiment la perdre. Une fureur aveugle avait défiguré son visage, transformé sa voix à tel point que je comprenais à peine les mots qui sortaient de sa bouche.
- De telles affirmations venant de votre part..., voulus-je continuer.
Il ne m'en laissa pas le loisir. Il rejeta ses couvertures, arracha son pyjama, se leva sur son lit, entièrement nu (lui, lui, si pudique d'habitude !), vert de colère des pieds à la tête.
La bosse de son front s'était allongée ; son regard était fixe, il ne semblait plus me voir. Ou plutôt si, il me voyait très bien car il fonça vers moi, tête baissée. J'eus à peine le temps de faire un saut de côté, autrement il m'aurait cloué au mur.
- Vous êtes rhinocéros ! criai-je.
- Je te piétinerai ! Je te piétinerai ! pus-je encore comprendre en me précipitant vers la porte.
Je descendis les étages quatre à quatre, tandis que les murs s'ébranlaient sous ses coups de corne et que je l'entendais pousser d'effroyables barrissements rageurs.
- Appelez la police ! Appelez la police ! Vous avez un rhinocéros dans l'immeuble ! criai-je aux locataires de la maison qui, tout étonnés, entrouvraient, sur les paliers, les portes de leurs appartements, à mon passage.

J'eus beaucoup de peine à éviter au rez-de-chaussée le rhinocéros qui, sortant de la loge de la concierge, voulait me charger, avant de me trouver enfin, dans la rue, en sueur, les jambes molles, à bout de forces. Heureusement, un banc était là, au bord du trottoir, sur lequel je m'assis. A peine eus-je le temps de reprendre tant bien que mal mon souffle : je vis un troupeau de rhinocéros qui dévalaient l'avenue en pente, s'approchant à toute allure de l'endroit où je me trouvais. Si encore ils s'étaient contentés du milieu de la rue ! Mais non, ils étaient si nombreux qu'ils n'avaient pas assez de place pour s'y maintenir et débordaient sur le trottoir.
Je sautai de non banc, m'aplatis contre le mur: soufflant, barrissant, sentant le fauve en chaleur et le cuir, ils me frôlèrent, m'enveloppèrent dans un nuage de poussière. Quand ils eurent disparu, je ne pus me rasseoir sur le banc : les fauves l'avaient démoli et il gisait, en morceaux, sur le pavé.

J'eus du mal à me remettre de ces émotions. Je dus rester quelques jours à la maison. Je recevais les visites de Daisy qui me tenait au courant des mutations qui se produisaient. C'est le chef de bureau qui, le premier, était devenu rhinocéros, à la grande indignation de Botard qui, cependant, devint lui-même rhinocéros vingt-quatre heures plus tard.
- Il faut suivre son temps ! furent ses dernières paroles humaines.
Le cas de Botard ne m'étonnait guère, malgré sa fermeté apparente. Je comprenais moins facilement le changement du chef. Bien sûr, chez lui la transformation était peut-être involontaire, mais on pouvait penser qu'il aurait eu la force de mieux résister.
Daisy se souvint qu'elle lui avait fait remarquer qu'il avait les paumes des mains rugueuses le jour même de l'apparition de Bœuf en rhinocéros. Ceci avait dû beaucoup l'impressionner, il ne l'avait pas fait voir mais il avait certainement été touché en profondeur.
- Si j'avais été moins brutale, si je lui avais fait remarquer cela avec plus de ménagements, la chose ne serait peut-être pas advenue.
- Je me reproche moi aussi de ne pas avoir été plus doux avec Jean. J'aurais dû lui montrer plus d'amitié, être plus compréhensif, dis-je à mon tour.
Daisy m'apprit que Dudard aussi avait changé, ainsi qu'un cousin à elle que je ne connaissais pas. D'autres personnes encore, des amis communs, des inconnus.
- Ils sont nombreux, fit-elle, peut-être un quart des habitants de la ville.
- Ils sont tout de même en minorité.
- Du train où vont les choses, cela ne va pas durer longtemps ! soupira-t-elle.
- Hélas ! Et ils sont tellement plus efficaces.

Les troupeaux de rhinocéros parcourant les rues à toute vitesse devinrent une chose dont plus personne ne s'étonnait. Les gens s'écartaient sur leur passage puis reprenaient leur promenade, vaquaient à leurs affaires, comme si de rien n'était.
- Comment peut-on être rhinocéros ! C'est impensable ! avais-je beau m'écrier.
Il en sortait des cours, il en sortait des maisons, par les fenêtres aussi, qui allaient rejoindre les autres.

A un moment donné, les autorités voulurent les parquer dans de vastes enclos. Pour des raisons humanitaires, la Société Protectrice des Animaux s'y opposa. D'autre part, chacun avait parmi les rhinocéros un parent proche, un ami, ce qui, pour des raisons faciles à comprendre, rendait à peu près impossible la mise en pratique du projet. On l'abandonna.
La situation s'aggrava, ce qui était à prévoir. Un jour, tout un régiment de rhinocéros, après avoir fait s'écrouler les murs de la caserne, en sortit, tambours en tête et se déversa sur les boulevards. Au ministère de la statistique, les statisticiens statistiquaient : recensement des animaux, calcul approximatif de l'accroissement quotidien de leur nombre, tant pour cent d'unicornes, tant de bicornus... Quelle occasion de savantes controverses ! Il y eut bientôt des défections parmi les statisticiens eux-mêmes. Les rares qui restaient furent payés à prix d'or.

Un jour, de mon balcon, j'aperçus, barrissant et fonçant à la rencontre de ses camarades sans doute, un rhinocéros portant un canotier empalé sur sa corne.
- Le logicien ! m'écriai-je. Lui aussi, comment est-ce possible ?
Juste à cet instant Daisy ouvrit la porte.
- Le logicien est rhinocéros ! lui dis-je.
Elle le savait. Elle venait de l'apercevoir dans la rue. Elle apportait un panier de provisions.
- Voulez-vous que nous déjeunions ensemble ? proposa-t-elle. Vous savez, j'ai eu du mal à trouver de quoi manger. Les magasins sont ravagés : ils dévorent tout. Une quantité d'autres boutiques sont fermées "pour cause de transformation", est-il dit sur les écriteaux.
- Je vous aime, Daisy, ne me quittez plus.
- Ferme la fenêtre, chéri. Ils font trop de bruit. Et la poussière monte jusqu'ici.
- Tant que nous sommes ensemble, je ne crains rien, tout m'est égal. Puis, après avoir fermé la fenêtre : Je croyais que je n'allais plus pouvoir tomber amoureux d'une femme.

Je la serrai dans mes bras très fort. Elle répondit à mon étreinte.
- Comme je voudrais vous rendre heureuse ! Pouvez-vous l'être avec moi ?
- Pourquoi pas ? Vous affirmez ne rien craindre et vous avez peur de tout ! Que peut-il nous arriver ?
- Mon amour, ma joie ! balbutiai-je en baisant ses lèvres avec une passion que je ne me connaissais plus, intense, douloureuse.
La sonnerie du téléphone nous interrompit. Elle se dégagea de mon étreinte, alla vers l'appareil, décrocha, poussa un cri :
- Ecoute...
Je mis le récepteur à l'oreille. Des barrissements sauvages se faisaient entendre.
- Ils nous font des farces maintenant.
- Que peut-il bien se passer ? s'effraya-t-elle.
Nous fîmes marcher le poste de T.S.F. pour connaître les nouvelles : ce furent des barrissements encore. Elle tremblait.
- Du calme, dis-je, du calme !
Epouvantée, elle s'écria :
- Ils ont occupé les installations de la Radio.
- Du calme ! Du calme ! répétais-je, de plus en plus agité.

Le lendemain dans la rue, cela courait en tout sens. On pouvait regarder des heures : on ne risquait pas d'y apercevoir un seul être humain. Notre maison tremblait sous les sabots des périssodactyles, nos voisins.
- Advienne que pourra, dit Daisy. Que veux-tu qu'on y fasse ?
- Ils sont devenus fous. Le monde est malade.
- Ce n'est pas nous qui le guérirons.
- On ne pourra plus s'entendre avec personne. Tu les comprends, toi ?
- Nous devrions essayer d'interpréter leur psychologie, d'apprendre leur langage.
- Ils n'ont pas de langage.
- Qu'est-ce que ru en sais ?
- Écoute, Daisy, nous aurons des enfants, nos enfants en auront d'autres, cela mettra du temps, mais à nous deux, nous pourrons régénérer l'humanité. Avec un peu de courage...
- Je ne veux pas avoir d'enfants.
- Comment veux-tu sauver le monde, alors ?
- Après tout, c'est peut-être nous qui avons besoin d'être sauvés. C'est nous peut-être les anormaux. En vois-tu d'autres de notre espèce ?
- Daisy, je ne veux pas t'entendre dire cela !
Je la regardai désespérément.
- C'est nous qui avons raison, Daisy, je t'assure.
- Quelle prétention ! Il n'y a pas de raison absolue. C'est le monde qui a raison, ce n'est pas toi ni moi.
- Si, Daisy, j'ai raison. La preuve, c'est que tu me comprends et que je t'aime autant qu'un homme puisse aimer une femme.
- J'en ai un peu honte de ce que tu appelles l'amour, cette chose morbide. Cela ne peut se comparer avec l'énergie extraordinaire que dégagent tous ces êtres qui nous entourent.
- De l'énergie ? En voilà de l'énergie ! fis-je, à bout d'argument en lui donnant une gifle.
Puis tandis qu'elle pleurait :
- Je n'abdiquerai pas, moi, je n'abdiquerai pas.
Elle se leva, en larmes, entoura mon cou de ses bras parfumés :
- Je résisterai, avec toi, jusqu'au bout.

Elle ne put tenir parole. Elle devint toute triste, dépérissait à vue d'œil. Un matin, en me réveillant, je vis sa place vide dans le lit. Elle m'avait quitté sans me laisser un mot.
La situation devint pour moi littéralement intenable. C'était ma faute si Daisy était partie. Qui sait ce qu'elle était devenue ? Encore quelqu'un sur la conscience. Il n'y avait personne à pouvoir m'aider à la retrouver. J'imaginai le pire, me sentis responsable.
Et de partout leurs barrissements, leurs courses éperdues, les nuages de poussière. J'avais beau m'enfermer chez moi, me mettre du coton dans les oreilles : je les voyais, la nuit, en rêve.
- Il n'y a pas d'autre solution que de les convaincre. Mais à quoi ? Les mutations étaient-elles réversibles ? Et pour les convaincre il fallait leur parler. Pour qu'ils réapprennent ma langue (que je commençais d'ailleurs à oublier) il fallait d'abord que j'apprenne la leur. Je ne distinguai pas un barrissement d'un autre, un rhinocéros dur autre rhinocéros.

Un jour, en me regardant dans la glace, je me trouvai laid avec ma longue figure : il m'eut fallu une corne, sinon deux, pour rehausser mes traits tombants. Et si, comme me l'avait dit Daisy, c'était eux qui avaient raison ? J'étais en retard, j'avais perdu pied, c'était évident. Je découvris que leurs barrissements avaient tout de même un certain charme, un peu âpre certes. J'aurais dû m'en apercevoir quand il était encore temps. J'essayai de barrir : que c'était faible, comme cela manquait de vigueur ! Quand je faisais un effort plus grand, je ne parvenais qu'à hurler. Les hurlements ne sont pas des barrissements.
Il est évident qu'il ne faut pas se mettre toujours à la remorque des événements et qu'il est bien de conserver son originalité. Il faut aussi cependant faite la part des choses ; se différencier, oui, mais... parmi ses semblables. Je ne ressemblais plus à personne, ni à rien, sauf à de vieilles photos démodées qui n'avaient plus de rapport avec les vivants.
Tous les matins je regardais mes mains dans l'espoir que les paumes se seraient durcies pendant mon sommeil. La peau demeurait flasque. Je contemplais mon corps trop blanc, mes jambes poilues : ah, avoir une peau dure et cette magnifique couleur d'un vert sombre, une nudité décente, comme eux, sans poils ! J'avais une conscience de plus en plus mauvaise, malheureuse. Je me sentais un monstre.
Hélas, jamais je ne deviendrais rhinocéros : je ne pouvais plus changer. Je n'osais plus me regarder.
J'avais honte. Et pourtant, je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas.

Eugène IONESCO

RHINOCÉROS, Eugène Ionesco

"Ce sont toujours quelques consciences isolées qui ont représenté contre tout le monde la conscience universelle."

"Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu'on ne peut plus s'entendre avec eux, on a l'impression de s'adresser à des monstres..."

"Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais n'en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que des alibis : si l'on s'aperçoit que l'histoire déraisonne, que les personnages des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l'on jette sur l'actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges."

"Je me demande si je n'ai pas mis le doigt sur une plaie brûlante du monde actuel, sur une maladie étrange qui sévit sous différentes formes, mais qui est la même, dans son principe. Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s'élèvent, comme un écran entre l'esprit et la réalité, faussent l'entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l'homme et l'homme qu'elles déshumanisent, et rendent impossible l'amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu'on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s'accorder avec celui qui ne l'est pas, un sectaire avec celui qui n'est pas de sa secte."

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