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LA CANTATRICE CHAUVE

Eugène Ionesco

La Cantatrice chauve est la première pièce de théâtre écrite par Eugène Ionesco.
Nous sommes à Londres dans le salon très anglais de M. et de Mme Smith.
Il est neuf heures du soir ou n'importe quelle heure. Le couple nous mène à l'absurde : les propos sont incohérents et saugrenus, le comique frôle l'angoisse et le langage perd peu à peu tout contrôle...

PERSONNAGES
  M. SMITH
  Mme SMITH
  M. MARTIN
  Mme MARTIN
  MARY, la bonne
  LE CAPITAINE DES POMPIERS


La Cantatrice chauve a été représentée pour la première fois au Théâtre des Noctambules, le 11 mai 1950.

SCÈNE I

Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. SMITH, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d'un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais.


Mme SMITH
Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l'eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l'huile de la salade n'était pas rance. L'huile de l'épicier du coin est de bien meilleure qualité que l'huile de l'épicier d'en face, elle est même meilleure que l'huile de l'épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Pourtant, c'est toujours l'huile de l'épicier du coin qui est la meilleure...
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lors-qu'elles sont bien cuites.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Le poisson était frais. Je m'en suis léché les babines. J'en ai pris deux fois. Non, trois fois. Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la troisième fois, tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j'en ai pris beaucoup plus. J'ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait ? D'habitude, c'est toi qui manges le plus. Ce n'est pas l'appétit qui te manque.
M. SMITH, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d'oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d'y ajouter un peu d'anis étoilé. La prochaine fois, je saurai m'y prendre.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s'en mettre plein la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille ? Mais moi, j'ai versé dans son verre de l'eau de la carafe. Il avait soif et il l'a bue. Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière anglaise. C'est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie. Ça se voit qu'elle n'a que deux ans. Elle s'appelle Peggy. La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n'ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Mrs Parker connaît un épicier roumain, nommé Popesco Rosen-feld, qui vient d'arriver de Constantinople. C'est un grand spécia-liste en yaourt. Il est diplômé de l'école des fabricants de yaourt d'Andrinople. J'irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n'a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Mme SMITH
Le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, l'appendicite et l'apothéose. C'est ce que m'a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C'est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d'autres médicaments que ceux dont il a fait l'expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c'est lui d'abord qui s'est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.
M. SMITH
Mais alors comment se fait-il que le docteur s'en soit tiré et que Parker en soit mort ?
Mme SMITH
Parce que l'opération a réussi chez le docteur et n'a pas réussi chez Parker.
M. SMITH
Alors Mackenzie n'est pas un bon docteur. L'opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.
Mme SMITH
Pourquoi ?
M. SMITH
Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d'un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.
Mme SMITH
On ne peut comparer un malade à un bateau.
M. SMITH
Pourquoi pas ? Le bateau a aussi ses maladies ; d'ailleurs ton docteur est aussi sain qu'un vaisseau ; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau.
Mme SMITH
Ah ! Je n'y avais pas pensé... C'est peut-être juste... et alors, quelle conclusion en tires-tu ?
M. SMITH
C'est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.
Mme SMITH
Mais pas les marins.
M. SMITH
Naturellement.
Pause.

M. SMITH, toujours avec son journal.
Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l'état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l'âge des personnes décédées et jamais celui des nouveau-nés ? C'est un non-sens.
Mme SMITH
Je ne me le suis jamais demandé !
Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois.

M. SMITH, toujours dans son journal.
Tiens, c'est écrit que Bobby Watson est mort.
Mme SMITH
Mon Dieu, le pauvre, quand est-ce qu'il est mort ?
M. SMITH
Pourquoi prends-tu cet air étonné ? Tu le savais bien. Il est mort il y a deux ans. Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.
Mme SMITH
Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, mais je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur le journal.
M. SMITH
Ça n'y était pas sur le journal. Il y a déjà trois ans qu'on a parlé de son décès. Je m'en suis souvenu par associations d'idées !
Mme SMITH
Dommage ! Il était si bien conservé.
M. SMITH
C'était le plus joli cadavre de Grande-Bretagne ! Il ne paraissait pas son âge. Pauvre Bobby, il y avait quatre ans qu'il était mort et il était encore chaud. Un véritable cadavre vivant. Et comme il était gai !
Mme SMITH
La pauvre Bobby.
M. SMITH
Tu veux dire "le" pauvre Bobby.
Mme SMITH
Non, c'est à sa femme que je pense. Elle s'appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l'un de l'autre quand on les voyait en-semble. Ce n'est qu'après sa mort à lui, qu'on a pu vraiment savoir qui était l'un et qui était l'autre. Pourtant, aujourd'hui en-core, il y a des gens qui la confondent avec le mort et lui présen-tent des condoléances. Tu la connais ?
M. SMITH
Je ne l'ai vue qu'une fois, par hasard, à l'enterrement de Bobby.
Mme SMITH
Je ne l'ai jamais vue. Est-ce qu'elle est belle ?
M. SMITH
Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu'elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu'elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. Elle est professeur de chant.
La pendule sonne cinq fois. Un long temps.

Mme SMITH
Et quand pensent-ils se marier, tous les deux ?
M. SMITH
Le printemps prochain, au plus tard.
Mme SMITH
II faudra sans doute aller à leur mariage.
M. SMITH
II faudra leur faire un cadeau de noces. Je me demande lequel ?
Mme SMITH
Pourquoi ne leur offririons-nous pas un des sept plateaux d'argent dont on nous a fait don à notre mariage à nous et qui ne nous ont jamais servi à rien ?
Court silence. La pendule sonne deux fois.

Mme SMITH
C'est triste pour elle d'être demeurée veuve si jeune.
M. SMITH
Heureusement qu'ils n'ont pas eu d'enfants.
Mme SMITH
II ne leur manquait plus que cela ! Des enfants ! Pauvre femme, qu'est-ce qu'elle en aurait fait !
M. SMITH
Elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien.
Mme SMITH
Mais qui prendra soin des enfants ? Tu sais bien qu'ils ont un garçon et une fille. Comment s'appellent-ils ?
M. SMITH
Bobby et Bobby comme leurs parents. L'oncle de Bobby Wat-son, le vieux Bobby Watson est riche et il aime le garçon. Il pourrait très bien se charger de l'éducation de Bobby.
Mme SMITH
Ce serait naturel. Et la tante de Bobby Watson, la vieille Bobby Watson pourrait très bien, à son tour, se charger de l'éducation de Bobby Watson, la fille de Bobby Watson. Comme ça, la ma-man de Bobby Watson, Bobby, pourrait se remarier. Elle a quelqu'un en vue ?
M. SMITH
Oui, un cousin de Bobby Watson.
Mme SMITH
Qui ? Bobby Watson ?
M. SMITH
De quel Bobby Watson parles-tu ?
Mme SMITH
De Bobby Watson, le fils du vieux Bobby Watson l'autre oncle de Bobby Watson, le mort.
M. SMITH
Non, ce n'est pas celui-là, c'est un autre. C'est Bobby Watson, le fils de la vieille Bobby Watson la tante de Bobby Watson, le mort.
Mme SMITH
Tu veux parler de Bobby Watson, le commis-voyageur
M. SMITH
Tous les Bobby Watson sont commis voyageurs.
Mme SMITH
Quel dur métier ! Pourtant, on y fait de bonnes affaires.
M. SMITH
Oui, quand il n'y a pas de concurrence.
Mme SMITH
Et quand n'y a-t-il pas de concurrence ?
M. SMITH
Le mardi, le jeudi et le mardi.
Mme SMITH
Ah ! Trois jours par semaine ? Et que fait Bobby Watson pendant ce temps-là ?
M. SMITH
II se repose, il dort.
Mme SMITH
Mais pourquoi ne travaille-t-il pas pendant ces trois jours s'il n'y a pas de concurrence ?
M. SMITH
Je ne peux pas tout savoir. Je ne peux pas répondre à toutes tes questions idiotes !
Mme SMITH, offensée.
Tu dis ça pour m'humilier ?
M. SMITH, tout souriant.
Tu sais bien que non.
Mme SMITH
Les hommes sont tous pareils ! Vous restez là, toute la journée, la cigarette à la bouche ou bien vous vous mettez de la poudre et vous fardez vos lèvres, cinquante fois par jour, si vous n'êtes pas en train de boire sans arrêt !
M. SMITH
Mais qu'est-ce que tu dirais si tu voyais les hommes faire comme les femmes, fumer toute la journée, se poudrer, se mettre du rouge aux lèvres, boire du whisky ?
Mme SMITH
Quant à moi, je m'en fiche ! Mais si tu dis ça pour m'embêter, alors... je n'aime pas ce genre de plaisanterie, tu le sais bien !
Elle jette les chaussettes très loin et montre ses dents. Elle se lève.

M. SMITH, se lève à son tour et va vers sa femme, tendrement.
Oh ! Mon petit poulet rôti, pourquoi craches-tu du feu ! Tu sais bien que je dis ça pour rire ! (Il la prend par la taille et l'embrasse.) Quel ridicule couple de vieux amoureux nous faisons ! Viens, nous allons éteindre et nous allons faire dodo !

SCENE II

LES MÊMES ET MARY

MARY, entrant.
Je suis la bonne. J'ai passé un après-midi très agréable. J'ai été au cinéma avec un homme et j'ai vu un film avec des femmes. A la sortie du cinéma, nous sommes allés boire de l'eau-de-vie et du lait et puis on a lu le journal.
Mme SMITH
J'espère que vous avez passé un après-midi très agréable, que vous êtes allée au cinéma avec un homme et que vous avez bu de l'eau-de-vie et du lait.
M. SMITH
Et le journal !
MARY
Mme et M. Martin, vos invités, sont à la porte. Ils m'attendaient. Ils n'osaient pas entrer tout seuls. Ils devaient dîner avec vous, ce soir.
Mme SMITH
Ah oui. Nous les attendions. Et on avait faim. Comme on ne les voyait plus venir, on allait manger sans eux. On n'a rien mangé, de toute la journée. Vous n'auriez pas dû vous absenter !
MARY
C'est vous qui m'avez donné la permission.
M. SMITH
On ne l'a pas fait exprès !
MARY, éclate de rire. Puis, elle pleure. Elle sourit.
Je me suis acheté un pot de chambre.
Mme SMITH
Ma chère Mary, veuillez ouvrir la porte et faites entrer M. et Mme Martin, s'il vous plaît. Nous allons vite nous habiller.
Mme et M. Smith sortent à droite. Mary ouvre la porte à gauche par laquelle entrent M. et Mme Martin.

SCÈNE III

MARY, LES ÉPOUX MARTIN
MARY
Pourquoi êtes-vous venus si tard ! Vous n'êtes pas polis. Il faut venir à l'heure. Compris ? Asseyez-vous quand même là, et attendez, maintenant.
Elle sort.

SCENE IV

LES MÊMES, MOINS MARY
Mme et M. Martin s'assoient l'un en face de l'autre, sans se parler. Ils se sourient, avec timidité.

M. MARTIN (le dialogue qui suit doit être dit d'une voix traînante, monotone, un peu chantante, nullement nuancée)
Mes excuses. Madame, mais il me semble, si je ne me trompe, que je vous ai déjà rencontrée quelque part.
Mme MARTIN
A moi aussi, Monsieur, il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part.
M. MARTIN
Ne vous aurais-je pas déjà aperçue, Madame, à Manchester, par hasard ?
Mme MARTIN
C'est très possible. Moi, je suis originaire de la ville de Manchester ! Mais je ne me souviens pas très bien, Monsieur, je ne pourrais pas dire si je vous y ai aperçu, ou non !
M. MARTIN
Mon Dieu, comme c'est curieux ! Moi aussi je suis originaire de la ville de Manchester, Madame !
Mme MARTIN
Comme c'est curieux !
M. MARTIN
Comme c'est curieux!... Seulement, moi, Madame, j'ai quitté la ville de Manchester, il y a cinq semaines, environ.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ! Quelle bizarre coïncidence ! Moi aussi, Monsieur, j'ai quitté la ville de Manchester, il y a cinq semaines, environ.
M. MARTIN
J'ai pris le train d'une demie après huit le matin, qui arrive à Londres à un quart avant cinq, Madame.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ! Comme c'est bizarre ! Et quelle coïncidence ! J'ai pris le même train, Monsieur, moi aussi !
M. MARTIN
Mon Dieu, comme c'est curieux ! Peut-être bien alors, Madame, que je vous ai vue dans le train ?
Mme MARTIN
C'est bien possible, ce n'est pas exclu, c'est plausible et, après tout, pourquoi pas!... Mais je n'en ai aucun souvenir, Monsieur !
M. MARTIN
Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.
Mme MARTIN
Comme c'est bizarre, que c'est curieux, et quelle coïncidence ! Moi aussi. Monsieur, je voyageais en deuxième classe !
M. MARTIN
Comme c'est curieux ! Nous nous sommes peut-être bien rencontrés en deuxième classe, chère Madame !
Mme MARTIN
La chose est bien possible et ce n'est pas du tout exclu. Mais je ne m'en souviens pas très bien, cher Monsieur !
M. MARTIN
Ma place était dans le wagon n°8, sixième compartiment, Madame !
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ! Ma place aussi était dans le wagon n°8, sixième compartiment, cher Monsieur !
M. MARTIN
Comme c'est curieux et quelle coïncidence bizarre ! Peut-être nous sommes-nous rencontrés dans le sixième compartiment, chère Madame ?
Mme MARTIN
C'est bien possible, après tout ! Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur !
M. MARTIN
A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas, mais il est possible que nous nous soyons aperçus là, et si j'y pense bien, la chose me semble même très possible !
Mme MARTIN
Oh ! Vraiment, bien sûr, vraiment, Monsieur !
M. MARTIN
Comme c'est curieux!... J'avais la place n°3, près de la fenêtre, chère Madame.
Mme MARTIN
Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et comme c'est bizarre, j'avais la place n°6, près de la fenêtre, en face de vous, cher Monsieur.
M. MARTIN
Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et quelle coïncidence !... Nous étions donc vis-à-vis, chère Madame ! C'est là que nous avons dû nous voir !
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ! C'est possible mais je ne m'en souviens pas, Monsieur !
M. MARTIN
A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas. Cependant, il est très possible que nous nous soyons vus à cette occasion.
Mme MARTIN
C'est vrai, mais je n'en suis pas sûre du tout, Monsieur.
M. MARTIN
Ce n'était pas vous, chère Madame, la dame qui m'avait prié de mettre sa valise dans le filet et qui ensuite m'a remercié et m'a permis de fumer ?
Mme MARTIN
Mais si, ça devait être moi, Monsieur ! Comme c'est curieux, comme c'est curieux, et quelle coïncidence !
M. MARTIN
Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, quelle coïncidence ! Eh bien alors, alors, nous nous sommes peut-être connus à ce moment-là, Madame ?
Mme MARTIN
Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! C'est bien possible, cher Monsieur ! Cependant, je ne crois pas m'en souvenir.
M. MARTIN
Moi non plus, Madame.
Un moment de silence. La pendule sonne
M. MARTIN
Depuis que je suis arrivé à Londres, j'habite rue Bromfield, chère Madame.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! Moi aussi, depuis mon arrivée à Londres j'habite rue Bromfield, cher Monsieur.
M. MARTIN
Comme c'est curieux, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être rencontrés rue Bromfield, chère Madame.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ; comme c'est bizarre ! C'est bien possible, après tout ! Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.
M. MARTIN
Je demeure au n°19, chère Madame.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux, moi aussi j'habite au n° 19, cher Monsieur.
M. MARTIN
Mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être vus dans cette maison, chère Madame ?
Mme MARTIN
C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.
M. MARTIN
Mon appartement est au cinquième étage, c'est le n°8, chère Madame.
Mme MARTIN
Comme c'est curieux, mon Dieu, comme c'est bizarre ! Et quelle coïncidence ! Moi aussi j'habite au cinquième étage, dans l'appartement n° 8, cher Monsieur !
M. MARTIN, songeur.
Comme c'est curieux, comme c'est curieux, comme c'est curieux et quelle coïncidence ! Vous savez, dans ma chambre à coucher j'ai un lit. Mon lit est couvert d'un édredon vert. Cette chambre, avec ce lit et son édredon vert, se trouve au fond du corridor, entre les water et la bibliothèque, chère Madame !
Mme MARTIN
Quelle coïncidence, ah mon Dieu, quelle coïncidence ! Ma chambre à coucher a, elle aussi, un lit avec un édredon vert et se trouve au fond du corridor, entre les water, cher Monsieur, et la bibliothèque !
M. MARTIN
Comme c'est bizarre, curieux, étrange ! Alors, Madame, nous habitons dans la même chambre et nous dormons dans le même lit, chère Madame. C'est peut-être là que nous nous sommes rencontrés !
Mme MARTIN
Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! C'est bien possible que nous nous y soyons rencontrés, et peut-être même la nuit dernière. Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur !
M. MARTIN
J'ai une petite fille, ma petite fille, elle habite avec moi, chère Madame. Elle a deux ans, elle est blonde, elle a un œil blanc et un œil rouge, elle est très jolie, elle s'appelle Alice, chère Madame.
Mme MARTIN
Quelle bizarre coïncidence ! Moi aussi j'ai une petite fille, elle a deux ans, un œil blanc et un œil rouge, elle est très jolie et s'appelle aussi Alice, cher Monsieur !
M. MARTIN, même voix traînante, monotone.
Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! et bizarre ! c'est peut-être la même, chère Madame !
Mme MARTIN
Comme c'est curieux ! C'est bien possible cher Monsieur.
Un assez long moment de silence... La pendule sonne vingt-neuf fois.

M. MARTIN, après avoir longuement réfléchi, se lève lentement et, sans se presser, se dirige vers Mme Martin qui, surprise par l'air solennel de M. Martin, s'est levée, elle aussi, tout doucement ; M. Martin a la même voix rare, monotone, vaguement chantante.
Alors, chère Madame, je crois qu'il n'y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous êtes ma propre épouse... Élisabeth, je t'ai retrouvée !
Mme Martin s'approche de M. Martin sans se presser. Ils s'embrassent sans expression. La pendule sonne une fois, très fort. Le coup de la pendule doit être si fort qu'il doit faire sursauter les spectateurs. Les époux Martin ne l'entendent pas.

Mme MARTIN
Donald, c'est toi, Darling !
Ils s'assoient dans le même fauteuil, se tiennent embrassés et s'endorment. La pendule sonne encore plusieurs fois. Mary, sur la pointe des pieds, un doigt sur ses lèvres, entre doucement en scène et s'adresse au public.

SCENE V

LES MÊMES ET MARY
MARY
Élisabeth et Donald sort, maintenant, trop heureux pour pouvoir m'entendre. Je puis donc vous révéler un secret. Élisabeth n'est pas Élisabeth, Donald n'est pas Donald. En voici la preuve : l'enfant dont parle Donald n'est pas la fille d'Élisabeth, ce n'est pas la même personne. La fillette de Donald a un œil blanc et un autre rouge tout comme la fillette d'Élisabeth. Mais tandis que l'enfant de Donald a l'œil blanc à droite et l'œil rouge à gauche, l'enfant d'Élisabeth, lui, a l'œil rouge à droite et le blanc à gauche ! Ainsi tout le système d'argumentation de Donald s'écroule en se heurtant à ce dernier obstacle qui anéantit toute sa théorie. Malgré les coïncidences extraordinaires qui semblent être des preuves définitives, Donald et Élisabeth n'étant pas les parents du même enfant ne sont pas Donald et Élisabeth. Il a beau croire qu'il est Donald, elle a beau se croire Élisabeth. Il a beau croire qu'elle est Élisabeth. Elle a beau croire qu'il est Donald : ils se trompent amèrement. Mais qui est le véritable Donald ? Quelle est la véritable Élisabeth ? Qui donc a intérêt à faire durer cette confusion ? Je n'en sais rien. Ne tâchons pas de le savoir. Laissons les choses comme elles sont.
(Elle fait quelques pas vers la porte, puis revient et s'adresse au public.)
Mon vrai nom est Sherlock Holmes.
Elle sort.

SCÈNE VI

LES MÊMES SANS MARY
La pendule sonne tant qu'elle veut. Après de nombreux instants, Mme et M. Martin se séparent et reprennent les places qu'ils avaient au début.

M. MARTIN
Oublions, Darling, tout ce qui ne s'est pas passé entre nous et, maintenant que nous nous sommes retrouvés, tâchons de ne plus nous perdre et vivons comme avant.
Mme MARTIN
Oui, Darling.

SCÈNE VII

LES MÊMES ET LES SMITH
Mme et M. Smith entrent à droite, sans aucun changement dans leurs vêtements.

Mme SMITH
Bonsoir, chers amis ! Excusez-nous de vous avoir fait attendre si longtemps. Nous avons pensé qu'on devait vous rendre les hon-neurs auxquels vous avez droit et, dès que nous avons appris que vous vouliez bien nous faire le plaisir de venir nous voir sans annoncer votre visite, nous nous sommes dépêchés d'aller revêtir nos habits de gala.
M. SMITH, furieux.
Nous n'avons rien mangé toute la journée. Il y a quatre heures que nous vous attendons. Pourquoi êtes-vous venus en retard ?
Mme et M. Smith s'assoient en face des visiteurs. La pendule souligne les répliques, avec plus ou moins de force, selon le cas. Les Martin, elle surtout, ont l'air embarrassé et timide. C'est pourquoi la conversation s'amorce difficilement et les mots vien-nent, au début, avec peine. Un long silence gêné au début, puis d'autres silences et hésitations par la suite.

M. SMITH
Hm.
Silence.

Mme SMITH
Hm, hm.
Silence

Mme MARTIN
Hm, hm, hm.
Silence

M. MARTIN
Hm, hm, hm, hm.
Silence.

Mme MARTIN
Oh, décidément.
Silence.

M. MARTIN
Nous sommes tous enrhumés.
Silence.

M. SMITH
Pourtant il ne fait pas froid.
Silence.

Mme SMITH
II n'y a pas de courant d'air.
Silence.

M. MARTIN
Oh non, heureusement.
Silence.

M. SMITH
Ah, la la la la.
Silence.

M. MARTIN
Vous avez du chagrin ?
Silence.

Mme SMITH
Non. Il s'emmerde.
Silence.

Mme MARTIN
Oh, Monsieur, à votre âge, vous ne devriez pas.
Silence.

M. SMITH
Le cœur n'a pas d'âge.
Silence.

M. MARTIN
C'est vrai.
Silence.

Mme SMITH
On le dit.
Silence.

Mme MARTIN
On dit aussi le contraire.
Silence.

M. SMITH
La vérité est entre les deux.
Silence.

M. MARTIN
C'est juste.
Silence.

Mme SMITH, aux époux Martin.
Vous qui voyagez beaucoup, vous devriez pourtant avoir des choses intéressantes à nous raconter.
M. MARTIN, à sa femme.
Dis, chérie, qu'est-ce que tu as vu aujourd'hui ?
Mme MARTIN
Ce n'est pas la peine, on ne me croirait pas.
M. SMITH
Nous n'allons pas mettre en doute votre bonne foi !
Mme SMITH
Vous nous offenseriez si vous le pensiez.
M. MARTIN, à sa femme.
Tu les offenserais, chérie, si tu le pensais...
Mme MARTIN, gracieuse.
Eh bien, j'ai assisté aujourd'hui à une chose extraordinaire. Une chose incroyable.
M. MARTIN
Dis vite, chérie.
M. SMITH
Ah, on va s'amuser.
Mme SMITH
Enfin.
Mme MARTIN
Eh bien, aujourd'hui, en allant au marché pour acheter des légumes qui sont de plus en plus chers...
Mme SMITH
Qu'est-ce que ça va devenir !
M. SMITH
II ne faut pas interrompre, chérie, vilaine.
Mme MARTIN
J'ai vu, dans la rue, à côté d'un café, un Monsieur, convenablement vêtu, âgé d'une cinquantaine d'années, même pas, qui...
M. SMITH
Qui, quoi ?
Mme SMITH
Qui, quoi ?
M. SMITH, à sa femme.
Faut pas interrompre, chérie, tu es dégoûtante.
Mme SMITH
Chéri, c'est toi, qui as interrompu le premier, mufle.
M. MARTIN
Chut. (A sa femme.) Qu'est-ce qu'il faisait, le Monsieur ?
Mme MARTIN
Eh bien, vous allez dire que j'invente, il avait mis un genou par terre et se tenait penché.
M. MARTIN, M. SMITH, Mme SMITH
Oh !
Mme MARTIN
Oui, penché.
M. SMITH
Pas possible.
Mme MARTIN
Si, penché. Je me suis approchée de lui pour voir ce qu'il faisait...
M. SMITH
Eh bien ?
Mme MARTIN
II nouait les lacets de sa chaussure qui s'étaient défaits.
LES TROIS AUTRES
Fantastique !
M. SMITH
Si ce n'était pas vous, je ne le croirais pas.
M. MARTIN
Pourquoi pas ? On voit des choses encore plus extraordinaires, quand on circule. Ainsi, aujourd'hui moi-même, j'ai vu dans le métro, assis sur une banquette, un monsieur qui lisait tranquillement son journal.
Mme SMITH
Quel original !
M. SMITH
C'était peut-être le même !
On entend sonner à la porte d'entrée.

M. SMITH
Tiens, on sonne.
Mme SMITH
II doit y avoir quelqu'un. Je vais voir. (Elle va voir. Elle ouvre et revient.) Personne. (Elle se rassoit.)
M. MARTIN
Je vais vous donner un autre exemple...
Sonnette.

M. SMITH
Tiens, on sonne.
Mme SMITH
Ça doit être quelqu'un. Je vais voir. (Elle va voir. Elle ouvre et revient.) Personne.
Elle revient à sa place.
M. MARTIN, qui a oublié où il en est.
Euh !...
Mme MARTIN
Tu disais que tu allais donner un autre exemple.
M. MARTIN
Ah oui...
Sonnette.

M. SMITH
Tiens, on sonne.
Mme SMITH
Je ne vais plus ouvrir.
M. SMITH
Oui, mais il doit y avoir quelqu'un !
Mme SMITH
La première fois, il n'y avait personne. La deuxième fois, non plus. Pourquoi crois-tu qu'il y aura quelqu'un maintenant ?
M. SMITH
Parce qu'on a sonné !
Mme MARTIN
Ce n'est pas une raison.
M. MARTIN
Comment ? Quand on entend sonner à la porte, c'est qu'il y a quelqu'un à la porte, qui sonne pour qu'on lui ouvre la porte.
Mme MARTIN
Pas toujours. Vous avez vu tout à l'heure !
M. MARTIN
La plupart du temps, si.
M. SMITH
Moi, quand je vais chez quelqu'un, je sonne pour entrer. Je pense que tout le monde fait pareil et que chaque fois qu'on sonne c'est qu'il y a quelqu'un.
Mme SMITH
Cela est vrai en théorie. Mais dans la réalité les choses se passent autrement. Tu as bien vu tout à l'heure.
Mme MARTIN
Votre femme a raison.
M. MARTIN
Oh ! Vous, les femmes, vous vous défendez toujours l'une l'autre.
Mme SMITH
Eh bien, je vais aller voir. Tu ne diras pas que je suis entêtée, mais tu verras qu'il n'y a personne ! (Elle va voir. Elle ouvre la porte et la referme.) Tu vois, il n'y a personne.
Elle revient à sa place.

Mme SMITH
Ah ! Ces hommes qui veulent toujours avoir raison et qui ont toujours tort !
On entend de nouveau sonner.

M. SMITH
Tiens, on sonne. Il doit y avoir quelqu'un.
Mme SMITH, qui fait une crise de colère.
Ne m'envoie plus ouvrir la porte. Tu as vu que c'était inutile. L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne.
Mme MARTIN
Jamais.
M. MARTIN
Ce n'est pas sûr.
M. SMITH
C'est même faux. La plupart du temps, quand on entend sonner à la porte, c'est qu'il y a quelqu'un.
Mme SMITH
II ne veut pas en démordre.
Mme MARTIN
Mon mari aussi est très têtu.
M. SMITH
II y a quelqu'un.
M. MARTIN
Ce n'est pas impossible.
Mme SMITH, à son mari.
Non.
M. SMITH
Si.
Mme SMITH
Je te dis que non. En tout cas, tu ne me dérangeras plus pour rien. Si tu veux aller voir, vas-y toi-même !
M. SMITH
J'y vais.
Mme Smith hausse les épaules. Mme Martin hoche la tête.

M. SMITH, va ouvrir.
Ah ! How do you do! (Il jette un regard à Mme Smith et aux époux Martin qui sont tous surpris.) C'est le Capitaine des Pompiers !

SCENE VIII

LES MÊMES, LE CAPITAINE DES POMPIERS
LE POMPIER
(II a, bien entendu, un énorme casque qui brille et un uniforme).
Bonjour, Mesdames et Messieurs. (Les gens sont encore un peu étonnés. Mme Smith, fâchée, tourne la tête et ne répond pas à son salut.) Bonjour, Madame Smith. Vous avez l'air fâché.
Mme SMITH
Oh !
M. SMITH
C'est que, voyez-vous... ma femme est un peu humiliée de ne pas avoir eu raison.
M. MARTIN
II y a eu, Monsieur le Capitaine des Pompiers, une controverse entre Madame et Monsieur Smith.
Mme SMITH, à M. Martin.
Ça ne vous regarde pas ! (A M. Smith.) Je te prie de ne pas mêler les étrangers à nos querelles familiales.
M. SMITH
Oh, chérie, ce n'est pas bien grave. Le Capitaine est un vieil ami de la maison. Sa mère me faisait la cour, son père, je le connaissais. Il m'avait demandé de lui donner ma fille en mariage quand j'en aurais une. Il est mort en attendant.
M. MARTIN
Ce n'est ni sa faute à lui ni la vôtre.
LE POMPIER
Enfin, de quoi s'agit-il ?
Mme SMITH
Mon mari prétendait...
M. SMITH
Non, c'est toi qui prétendais.
M. MARTIN
Oui, c'est elle.
Mme MARTIN
Non, c'est lui.
LE POMPIER
Ne vous énervez pas. Racontez-moi ça, Madame Smith.
Mme SMITH
Eh bien, voilà. Ça me gêne beaucoup de vous parler franchement, mais un pompier est aussi un confesseur.
LE POMPIER
Eh bien ?
Mme SMITH
On se disputait parce que mon mari disait que lorsqu'on entend sonner à la porte, il y a toujours quelqu'un.
M. MARTIN
La chose est plausible.
Mme SMITH
Et moi, je disais que chaque fois que l'on sonne, c'est qu'il n'y a personne.
Mme MARTIN
La chose peut paraître étrange.
Mme SMITH
Mais elle est prouvée, non point par des démonstrations théoriques, mais par des faits.
M. SMITH
C'est faux, puisque le pompier est là. Il a sonné, j'ai ouvert, il était là.
Mme MARTIN
Quand ?
M. MARTIN
Mais tout de suite.
Mme SMITH
Oui, mais ce n'est qu'après avoir entendu sonner une quatrième fois que l'on a trouvé quelqu'un. Et la quatrième fois ne compte pas.
Mme MARTIN
Toujours. Il n'y a que les trois premières qui comptent.
M. SMITH
Monsieur le Capitaine, laissez-moi vous poser, à mon tour, quelques questions.
LE POMPIER
Allez-y.
M. SMITH
Quand j'ai ouvert et que je vous ai vu, c'était bien vous qui aviez sonné ?
LE POMPIER
Oui, c'était moi.
M. MARTIN
Vous étiez à la porte ? Vous sonniez pour entrer ?
LE POMPIER
Je ne le nie pas.
M. SMITH, à sa femme, victorieusement.
Tu vois ? J'avais raison. Quand on entend sonner, c'est que quelqu'un sonne. Tu ne peux pas dire que le Capitaine n'est pas quelqu'un.
Mme SMITH
Certainement pas. Je te répète que je te parle seulement des trois premières fois puisque la quatrième ne compte pas.
Mme MARTIN
Et quand on a sonné la première fois, c'était vous ?
LE POMPIER
Non, ce n'était pas moi.
Mme MARTIN
Vous voyez ? On sonnait et il n'y avait personne.
M. MARTIN
C'était peut-être quelqu'un d'autre ?
M. SMITH
II y avait longtemps que vous étiez à la porte ?
LE POMPIER
Trois quarts d'heure.
M. SMITH
Et vous n'avez vu personne ?
LE POMPIER
Personne. J'en suis sûr.
Mme MARTIN
Est-ce que vous avez entendu sonner la deuxième fois ?
LE POMPIER
Oui, ce n'était pas moi non plus. Et il n'y avait toujours personne.
Mme SMITH
Victoire ! J'ai eu raison.
M. SMITH, à sa femme.
Pas si vite. (Au Pompier.) Et qu'est-ce que vous faisiez à la porte ?
LE POMPIER
Rien. Je restais là. Je pensais à des tas de choses.
M. MARTIN, au pompier.
Mais la troisième fois... ce n'est pas vous qui aviez sonné ?
LE POMPIER
Si, c'était moi.
M. SMITH
Mais quand on a ouvert, on ne vous a pas vu.
LE POMPIER
C'est parce que je me suis caché... pour rire.
Mme SMITH
Ne riez pas, Monsieur le Capitaine. L'affaire est trop triste.
M. MARTIN
En somme, nous ne savons toujours pas si, lorsqu'on sonne à la porte, il y a quelqu'un ou non !
Mme SMITH
Jamais personne.
M. SMITH
Toujours quelqu'un.
LE POMPIER
Je vais vous mettre d'accord. Vous avez un peu raison tous les deux. Lorsqu'on sonne à la porte, des fois il y a quelqu'un, d'autres fois il n'y a personne.
M. MARTIN
Ça me paraît logique.
Mme MARTIN
Je le crois aussi.
LE POMPIER
Les choses sont simples, en réalité. (Aux époux Smith.) Embrassez-vous.
Mme SMITH
On s'est déjà embrassé tout à l'heure.
M. MARTIN
Ils s'embrasseront demain. Ils ont tout le temps.
Mme SMITH
Monsieur le Capitaine, puisque vous nous avez aidés à mettre tout cela au clair, mettez-vous à l'aise, enlevez votre casque et asseyez-vous un instant.
LE POMPIER
Excusez-moi, mais je ne peux pas rester longtemps. Je veux bien enlever mon casque, mais je n'ai pas le temps de m'asseoir. (Il s'assoit, sans enlever son casque.) Je vous avoue que je suis venu chez vous pour tout à fait autre chose. Je suis en mission de service.
Mme SMITH
Et qu'est-ce qu'il y a pour votre service, Monsieur le Capitaine ?
LE POMPIER
Je vais vous prier de vouloir bien excuser mon indiscrétion (très embarrassé) ; euh (il montre du doigt les époux Martin)... puis-je... devant eux...
Mme MARTIN
Ne vous gênez pas.
M. MARTIN
Nous sommes de vieux amis. Ils nous racontent tout.
M. SMITH
Dites.
LE POMPIER
Eh bien, voilà. Est-ce qu'il y a le feu chez vous ?
Mme SMITH
Pourquoi nous demandez-vous ça ?
LE POMPIER
C'est parce que... excusez-moi, j'ai l'ordre d'éteindre tous les incendies dans la ville.
Mme MARTIN
Tous ?
LE POMPIER
Oui, tous.
Mme SMITH, confuse.
Je ne sais pas... je ne crois pas, voulez-vous que j'aille voir ?
M. SMITH, reniflant.
Il ne doit rien y avoir. Ça ne sent pas le roussi.
LE POMPIER, désolé.
Rien du tout ? Vous n'auriez pas un petit feu de cheminée, quelque chose qui brûle dans le grenier ou dans la cave ? Un petit début d'incendie, au moins ?
Mme SMITH
Écoutez, je ne veux pas vous faire de la peine mais je pense qu'il n'y a rien chez nous pour le moment. Je vous promets de vous avertir dès qu'il y aura quelque chose.
LE POMPIER
N'y manquez pas, vous me rendriez service.
Mme SMITH
C'est promis.
LE POMPIER, aux époux Martin.
Et chez vous, ça ne brûle pas non plus ?
Mme MARTIN
Non, malheureusement.
M. MARTIN, au Pompier.
Les affaires vont plutôt mal, en ce moment !
LE POMPIER
Très mal. Il n'y a presque rien, quelques bricoles, une cheminée, une grange. Rien de sérieux. Ça ne rapporte pas. Et comme il n'y a pas de rendement, la prime à la production est très maigre.
M. SMITH
Rien ne va. C'est partout pareil. Le commerce, l'agriculture, cette année c'est comme pour le feu, ça ne marche pas.
M. MARTIN
Pas de blé, pas de feu.
LE POMPIER
Pas d'inondation non plus.
Mme SMITH
Mais il y a du sucre.
M. SMITH
C'est parce qu'on le fait venir de l'étranger.
Mme MARTIN
Pour les incendies, c'est plus difficile. Trop de taxes !
LE POMPIER
II y a tout de même, mais c'est assez rare aussi, une asphyxie au gaz, ou deux. Ainsi, une jeune femme s'est asphyxiée, la semaine dernière, elle avait laissé le gaz ouvert.
Mme MARTIN
Elle l'avait oublié ?
LE POMPIER
Non, mais elle a cru que c'était son peigne.
M. SMITH
Ces confusions sont toujours dangereuses !
Mme SMITH
Est-ce que vous êtes allé voir chez le marchand d'allumettes ?
LE POMPIER
Rien à faire. Il est assuré contre l'incendie.
M. MARTIN
Allez donc voir, de ma part, le vicaire de Wakefield !
LE POMPIER
Je n'ai pas le droit d'éteindre le feu chez les prêtres. L'Évêque se fâcherait. Ils éteignent leurs feux tout seuls ou bien ils le font éteindre par des vestales.
M. SMITH
Essayez voir chez Durand.
LE POMPIER
Je ne peux pas non plus. Il n'est pas Anglais. Il est naturalisé seulement. Les naturalisés ont le droit d'avoir des maisons mais pas celui de les faire éteindre si elles brûlent.
Mme SMITH
Pourtant, quand le feu s'y est mis l'année dernière, on l'a bien éteint quand même !
LE POMPIER
II a fait ça tout seul. Clandestinement. Oh, c'est pas moi qui irais le dénoncer.
M. SMITH
Moi non plus.
Mme SMITH
Puisque vous n'êtes pas trop pressé, Monsieur le Capitaine, restez encore un peu. Vous nous feriez plaisir.
LE POMPIER
Voulez-vous que je vous raconte des anecdotes ?
Mme SMITH
Oh, bien sûr, vous êtes charmant. (Elle l'embrasse.)
M. SMITH, Mme MARTIN, M. MARTIN
Oui, oui, des anecdotes, bravo !
Ils applaudissent.

M. SMITH
Et ce qui est encore plus intéressant, c'est que les histoires de pompier sont vraies, toutes, et vécues.
LE POMPIER
Je parle de choses que j'ai expérimentées moi-même. La nature, rien que la nature. Pas les livres.
M. MARTIN
C'est exact, la vérité ne se trouve d'ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.
Mme SMITH
Commencez !
M. MARTIN
Commencez !
Mme MARTIN
Silence, il commence.
LE POMPIER, toussote plusieurs fois.
Excusez-moi, ne me regardez pas comme ça. Vous me gênez. Vous savez que je suis timide.
Mme SMITH
II est charmant ! (Elle l'embrasse.)
LE POMPIER
Je vais tâcher de commencer quand même. Mais promettez-moi de ne pas écouter.
Mme MARTIN
Mais, si on n'écoutait pas, on ne vous entendrait pas.
LE POMPIER
Je n'y avais pas pensé !
Mme SMITH
Je vous l'avais dit : c'est un gosse.
M. MARTIN, M. SMITH
Oh, le cher enfant !
Ils l'embrassent...

Mme MARTIN
Courage.
LE POMPIER
Eh bien, voilà. (Il toussote encore, puis commence d'une voix que l'émotion fait trembler.) "Le Chien et le bœuf", fable expérimentale : une fois, un autre bœuf demandait à un autre chien : pourquoi n'as-tu pas avalé ta trompe ? Pardon, répondit le chien, c'est parce que j'avais cru que j'étais éléphant.
Mme MARTIN
Quelle est la morale ?
LE POMPIER
C'est à vous de la trouver.
M. SMITH
Il a raison.
Mme SMITH, furieuse.
Une autre.
LE POMPIER
Un jeune veau avait mangé trop de verre pilé. En conséquence, il fut obligé d'accoucher. Il mit au monde une vache. Cependant, comme le veau était un garçon, la vache ne pouvait pas l'appeler "maman". Elle ne pouvait pas lui dire "papa" non plus, parce que le veau était trop petit. Le veau fut alors obligé de se marier avec une personne et la mairie prit alors toutes les mesures édictées par les circonstances à la mode.
M. SMITH
A la mode de Caen.
M. MARTIN
Comme les tripes.
LE POMPIER
Vous la connaissiez donc ?
Mme SMITH
Elle était dans tous les journaux.
Mme MARTIN
Ça s'est passé pas loin de chez nous.
LE POMPIER
Je vais vous en dire une autre. "Le Coq." Une fois, un coq voulut faire le chien. Mais il n'eut pas de chance, car on le reconnut tout de suite.
Mme SMITH
Par contre, le chien qui voulut faire le coq n'a jamais été reconnu.
M. SMITH
Je vais vous en dire une, à mon tour : "Le Serpent et le renard." Une fois, un serpent s'approchant d'un renard lui dit : "II me semble que je vous connais !" Le renard lui répondit : "Moi aussi." "Alors, dit le serpent, donnez-moi de l'argent." "Un renard ne donne pas d'argent", répondit le rusé animal qui, pour s'échapper, sauta dans une vallée profonde pleine de fraisiers et de miel de poule. Le serpent l'y attendait déjà, en riant d'un rire méphistophélique. Le renard sortit son couteau en hurlant : "Je vais t'apprendre à vivre !" puis s'enfuit, en tournant le dos. Il n'eut pas de chance. Le serpent fut plus vif. D'un coup de poing bien choisi, il frappa le renard en plein front, qui se brisa en mille morceaux, tout en s'écriant : "Non ! Non ! Quatre fois non ! Je ne suis pas ta fille !"
Mme MARTIN
C'est intéressant.
Mme SMITH
C'est pas mal.
M. MARTIN
(il serre la main à M. Smith).
Mes félicitations.
LE POMPIER, jaloux.
Pas fameuse. Et puis, je la connaissais.
M. SMITH
C'est terrible.
Mme SMITH
Mais ça n'a pas été vrai.
Mme MARTIN
Si. Malheureusement.
M. SMITH, à Mme Smith
. C'est votre tour, Madame.
Mme SMITH
J'en connais une seule. Je vais vous la dire. Elle s'intitule : "Le Bouquet."
M. SMITH
Ma femme a toujours été romantique.
M. MARTIN
C'est une véritable Anglaise.
Mme SMITH
Voilà : Une fois, un fiancé avait apporté un bouquet de fleurs à sa fiancée qui lui dit merci; mais avant qu'elle lui eût dit merci, lui, sans dire un seul mot, lui prit les fleurs qu'il lui avait données pour lui donner une bonne leçon et, lui disant je les reprends, il lui dit au revoir en les reprenant et s'éloigna par-ci, par-là.
M. MARTIN
Oh, charmant !
Mme MARTIN
Vous avez une femme, Monsieur Smith, dont tout le monde est jaloux.
M. SMITH
C'est vrai. Ma femme est l'intelligence même. Elle est même plus intelligente que moi. En tout cas, elle est beaucoup plus féminine. On le dit.
Mme SMITH, au Pompier.
Encore une, Capitaine.
LE POMPIER
Oh non, il est trop tard.
M. MARTIN
Dites quand même.
LE POMPIER
Je suis trop fatigué.
M. SMITH
Rendez nous ce service.
M. MARTIN
Je vous en prie.
LE POMPIER
Non.
Mme MARTIN
Vous avez un cœur de glace. Nous sommes sur des charbons ardents.
Mme SMITH, tombe à ses genoux, en sanglotant.
Je vous en supplie.
LE POMPIER
Soit.
M. SMITH, à l'oreille de Mme Martin
. Il accepte ! Il va encore nous embêter.
Mme MARTIN
Zut.
Mme SMITH
Pas de chance. J'ai été trop polie.
LE POMPIER
"Le Rhume" : Mon beau-frère avait, du côté paternel, un cousin germain dont un oncle maternel avait un beau-père dont le grand-père paternel avait épousé en secondes noces une jeune indigène dont le frère avait rencontré, dans un de ses voyages, une fille dont il s'était épris et avec laquelle il eut un fils qui se maria avec une pharmacienne intrépide qui n'était autre que la nièce d'un quartier-maître inconnu de la Marine britannique et dont le père adoptif avait une tante parlant couramment l'espagnol et qui était, peut-être, une des petites-filles d'un ingénieur, mort jeune, petit-fils lui-même d'un propriétaire de vignes dont on tirait un vin médiocre, mais qui avait un petit-cousin, casanier, adjudant, dont le fils avait épousé une bien jolie jeune femme, divorcée, dont le premier mari était le fils d'un sincère patriote qui avait su élever dans le désir de faire fortune une de ses filles qui put se marier avec un chasseur qui avait connu Rothschild et dont le frère, après avoir changé plusieurs fois de métier, se maria et eut une fille dont le bisaïeul, chétif, portait des lunettes que lui avait données un sien cousin, beau-frère d'un Portugais, fils naturel d'un meunier, pas trop pauvre, dont le frère de lait avait pris pour femme la fille d'un ancien médecin de campagne, lui-même frère de lait du fils d'un laitier, lui-même fils naturel d'un autre médecin de campagne, marié trois fois de suite dont la troisième femme...
M. MARTIN
J'ai connu cette troisième femme, si je ne me trompe. Elle mangeait du poulet dans un guêpier.
LE POMPIER
C'était pas la même.
Mme SMITH
Chut !
LE POMPIER
Je dis : ...dont la troisième femme était la fille de la meilleure sage-femme de la région et qui, veuve de bonne heure...
M. SMITH
Comme ma femme.
LE POMPIER
...s'était remariée avec un vitrier, plein d'entrain, qui avait fait, à la fille d'un chef de gare, un enfant qui avait su faire son chemin dans la vie...
Mme SMITH
Son chemin de fer...
M. MARTIN
Comme aux cartes.
LE POMPIER
Et avait épousé une marchande de neuf saisons, dont le père avait un frère, maire d'une petite ville, qui avait pris pour femme une institutrice blonde dont le cousin, pêcheur à la ligne...
M. MARTIN
A la ligne morte ?
LE POMPIER
...avait pris pour femme une autre institutrice blonde, nommée elle aussi Marie, dont le frère s'était marié à une autre Marie, toujours institutrice blonde...
M. SMITH
Puisqu'elle est blonde, elle ne peut être que Marie.
LE POMPIER
...et dont le père avait été élevé au Canada par une vieille femme qui était la nièce d'un curé dont la grand-mère attrapait, parfois, en hiver, comme tout le monde, un rhume.
Mme SMITH
Curieuse histoire. Presque incroyable.
M. MARTIN
Quand on s'enrhume, il faut prendre des rubans.
M. SMITH
C'est une précaution inutile, mais absolument nécessaire.
Mme MARTIN
Excusez-moi, Monsieur le Capitaine, mais je n'ai pas très bien compris votre histoire. A la fin, quand on arrive à la grand-mère du prêtre, on s'empêtre.
M. SMITH
Toujours, on s'empêtre entre les pattes du prêtre.
Mme SMITH
Oh oui, Capitaine, recommencez ! Tout le monde vous le demande.
LE POMPIER
Ah ! Je ne sais pas si je vais pouvoir. Je suis en mission de ser-vice. Ça dépend de l'heure qu'il est.
Mme SMITH
Nous n'avons pas l'heure, chez nous.
LE POMPIER
Mais la pendule ?
M. SMITH
Elle marche mal. Elle a l'esprit de contradiction. Elle indique toujours le contraire de l'heure qu'il est.

SCÈNE IX

LES MÊMES, AVEC MARY

MARY
Madame... Monsieur...
Mme SMITH
Que voulez-vous ?
M. SMITH
Que venez-vous faire ici ?
MARY
Que Madame et Monsieur m'excusent... et ces Dames et Messieurs aussi... je voudrais... je voudrais... à mon tour... vous dire une anecdote.
Mme MARTIN
Qu'est-ce qu'elle dit ?
M. MARTIN
Je crois que la bonne de nos amis devient folle... Elle veut dire elle aussi une anecdote.
LE POMPIER
Pour qui se prend-elle ? (Il la regarde.) Oh !
Mme SMITH
De quoi vous mêlez-vous ?
M. SMITH
Vous êtes vraiment déplacée, Mary...
LE POMPIER
Oh ! Mais c'est elle ! Pas possible.
M. SMITH
Et vous ?
MARY
Pas possible ! ici ?
Mme SMITH
Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça !
M. SMITH
Vous êtes amis ?
LE POMPIER
Et comment donc !
Mary se jette au cou du Pompier.

MARY
Heureuse de vous revoir... enfin !
M. et Mme SMITH
Oh !
M. SMITH
C'est trop fort, ici, chez nous, dans les environs de Londres.
Mme SMITH
Ce n'est pas convenable !...
LE POMPIER
C'est elle qui a éteint mes premiers feux.
MARY
Je suis son petit jet d'eau.
M. MARTIN
S'il en est ainsi... chers amis... ces sentiments sont explicables, humains, honorables...
Mme MARTIN
Tout ce qui est humain est honorable.
Mme SMITH
Je n'aime quand même pas la voir là... parmi nous...
M. SMITH
Elle n'a pas l'éducation nécessaire...
LE POMPIER
Oh, vous avez trop de préjugés.
Mme MARTIN
Moi je pense qu'une bonne, en somme, bien que cela ne me regarde pas, n'est jamais qu'une bonne...
M. MARTIN
Même si elle peut faire, parfois, un assez bon détective.
LE POMPIER
Lâche-moi.
MARY
Ne vous en faites pas!... Ils ne sont pas si méchants que ça.
M. SMITH
Hum... hum... vous êtes attendrissants, tous les deux, mais aussi un peu... un peu...
M. MARTIN
Oui, c'est bien le mot.
M. SMITH
... Un peu trop voyants...
M. MARTIN
II y a une pudeur britannique, excusez-moi encore une fois de préciser ma pensée, incomprise des étrangers, même spécia-listes, grâce à laquelle, pour m'exprimer ainsi... enfin, je ne dis pas ça pour vous...
MARY
Je voulais vous raconter...
M. SMITH
Ne racontez rien...
MARY
Oh si !
Mme SMITH
Allez, ma petite Mary, allez gentiment à la cuisine y lire vos poèmes, devant la glace...
M. MARTIN
Tiens, sans être bonne, moi aussi je lis des poèmes devant la glace.
Mme MARTIN
Ce matin, quand tu t'es regardé dans la glace tu ne t'es pas vu.
M. MARTIN
C'est parce que je n'étais pas encore là...
MARY
Je pourrais, peut-être, quand même vous réciter un petit poème.
Mme SMITH
Ma petite Mary, vous êtes épouvantablement têtue.
MARY
Je vais vous réciter un poème, alors, c'est entendu ? C'est un poème qui s'intitule "Le Feu" en l'honneur du Capitaine.
Le Feu
Les polycandres brillaient dans les bois
Une pierre prit feu
Le château prit feu
La forêt prit feu
Les hommes prirent feu
Les femmes prirent feu
Les oiseaux prirent feu
Les poissons prirent feu
L'eau prit feu
Le ciel prit feu
La cendre prit feu
La fumée prit feu
Le feu prit feu
Tout prit feu
Prit feu, prit feu.

Elle dit le poème poussée par les Smith hors de la pièce.

SCENE X

LES MÊMES, SANS MARY
Mme MARTIN
Ça m'a donné froid dans le dos...
M. MARTIN
II y a pourtant une certaine chaleur dans ces vers.
LE POMPIER
J'ai trouvé ça merveilleux.
Mme SMITH
Tout de même...
M. SMITH
Vous exagérez...
LE POMPIER
Écoutez, c'est vrai... tout ça c'est très subjectif... mais ça c'est ma conception du monde. Mon rêve. Mon idéal... et puis ça me rappelle que je dois partir. Puisque vous n'avez pas l'heure, moi, dans trois quarts d'heure et seize minutes exactement j'ai un incendie, à l'autre bout de la ville. Il faut que je me dépêche. Bien que ce ne soit pas grand-chose.
Mme SMITH
Qu'est-ce que ce sera ? Un petit feu de cheminée ?
LE POMPIER
Oh même pas. Un feu de paille et une petite brûlure d'estomac.
M. SMITH
Alors, nous regrettons votre départ.
Mme SMITH
Vous avez été très amusant.
Mme MARTIN
Grâce à vous, nous avons passé un vrai quart d'heure cartésien.
LE POMPIER, se dirige vers la sortie, puis s'arrête.
A propos, et la Cantatrice chauve ?

Silence général, gêne.
Mme SMITH
Elle se coiffe toujours de la même façon.
LE POMPIER
Ah ! Alors au revoir, Messieurs, Dames.
M. MARTIN
Bonne chance, et bon feu !
LE POMPIER
Espérons-le. Pour tout le monde.

Le pompier s'en va. Tous le conduisent jusqu'à la porte et reviennent à leurs places.

SCÈNE XI

LES MÊMES, SANS LE POMPIER
Mme MARTIN
Je peux acheter un couteau de poche pour mon frère, mais vous ne pouvez acheter l'Irlande pour votre grand-père.
M. SMITH
On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au charbon.
M. MARTIN
Celui qui vend aujourd'hui un bœuf, demain aura un œuf.
Mme SMITH
Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.
Mme MARTIN
On peut s'asseoir sur la chaise, lorsque la chaise n'en a pas.
M. SMITH
II faut toujours penser à tout.
M. MARTIN
Le plafond est en haut, le plancher est en bas.
Mme SMITH
Quand je dis oui, c'est une façon de parler.
Mme MARTIN
A chacun son destin.
M. SMITH
Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !
Mme SMITH
Le maître d'école apprend à lire aux enfants, mais la chatte allaite ses petits quand ils sont petits.
Mme MARTIN
Cependant que la vache nous donne ses queues.
M. SMITH
Quand je suis à la campagne, j'aime la solitude et le calme.
M. MARTIN
Vous n'êtes pas encore assez vieux pour cela.
Mme SMITH
Benjamin Franklin avait raison : vous êtes moins tranquille que lui.
Mme MARTIN
Quels sont les sept jours de la semaine ?
M. SMITH
Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday.
M. MARTIN
Edward is a clerk; his sister Nancy is a typist, and his brother William a shop-assistant.
Mme SMITH
Drôle de famille !
Mme MARTIN
J'aime mieux un oiseau dans un champ qu'une chaussette dans une brouette.
M. SMITH
Plutôt un filet dans un chalet, que du lait dans un palais.
M. MARTIN
La maison d'un Anglais est son vrai palais.
Mme SMITH
Je ne sais pas assez d'espagnol pour me faire comprendre.
Mme MARTIN
Je te donnerai les pantoufles de ma belle-mère si tu me donnes le cercueil de ton mari.
M. SMITH
Je cherche un prêtre monophysite pour le marier avec notre bonne.
M. MARTIN
Le pain est un arbre tandis que le pain est aussi un arbre, et du chêne naît un chêne, tous les matins à l'aube.
Mme SMITH
Mon oncle vit à la campagne mais ça ne regarde pas la sage-femme.
M. MARTIN
Le papier c'est pour écrire, le chat c'est pour le rat. Le fromage c'est pour griffer.
Mme SMITH
L'automobile va très vite, mais la cuisinière prépare mieux les plats.
M. SMITH
Ne soyez pas dindons, embrassez plutôt le conspirateur.
M. MARTIN
Charity begins at home.
Mme SMITH
J'attends que l'aqueduc vienne me voir à mon moulin.
M. MARTIN
On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre.
M. SMITH
A bas le cirage !
A la suite de cette dernière réplique de M. Smith, les autres se taisent un instant, stupéfaits. On sent qu'il y a un certain éner-vement. Les coups que frappe la pendule sont plus nerveux aussi. Les répliques qui suivent doivent être dites, d'abord, sur un ton glacial, hostile. L'hostilité et l'énervement iront en grandissant. A la fin de cette scène, les quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur les autres.
M. MARTIN
On ne fait pas briller ses lunettes avec du cirage noir.
Mme SMITH
Oui, mais avec l'argent on peut acheter tout ce qu'on veut.
M. MARTIN
J'aime mieux tuer un lapin que de chanter dans le jardin.
M. SMITH
Kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès, kakatoès.
Mme SMITH
Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade.
M. MARTIN
Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cas-cade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades.
M. SMITH
Les chiens ont des puces, les chiens ont des puces.
Mme MARTIN
Cactus, Coccyx ! Coccus ! cocardard ! Cochon !
Mme SMITH
Encaqueur, tu nous encaques.
M. MARTIN
J'aime mieux pondre un œuf que voler un bœuf.
Mme MARTIN, ouvrant tout grand la bouche.
Ah ! Oh ! Ah ! Oh ! Laissez-moi grincer des dents.
M. SMITH
Caïman !
M. MARTIN
Allons gifler Ulysse.
M. SMITH
Je m'en vais habiter ma Cagna dans mes cacaoyers.
Mme MARTIN
Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des ca-caoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao.
Mme SMITH
Les souris ont des sourcils, les sourcils n'ont pas de souris.
Mme MARTIN
Touche pas ma babouche !
M. MARTIN
Bouge pas la babouche !
M. SMITH
Touche la mouche, mouche pas la touche.
Mme MARTIN
La mouche bouge.
Mme SMITH
Mouche ta bouche.
M. MARTIN
Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche.
M. SMITH
Escarmoucheur escarmouche !
Mme MARTIN
Scaramouche !
Mme SMITH
Sainte-Nitouche !
M. MARTIN
T'en as une couche !
M. SMITH
Tu m'embouches.
Mme MARTIN
Sainte Nitouche touche ma cartouche.
Mme SMITH
N'y touchez pas, elle est brisée.
M. MARTIN
Sully !
M. SMITH
Prudhomme !
Mme MARTIN, M. SMITH
François.
Mme SMITH, M. MARTIN
Coppée.
Mme MARTIN, M. SMITH
Coppée Sully !
Mme SMITH, M. MARTIN
Prudhomme François.
Mme MARTIN
Espèces de glouglouteurs, espèces de glouglouteuses.
M. MARTIN
Mariette, cul de marmite !
Mme SMITH
Khrishnamourti, Khrishnamourti, Khrishnamourti !
M. SMITH
Le pape dérape ! Le pape n'a pas de soupape. La soupape a un pape.
Mme MARTIN
Bazar, Balzac, Bazaine !
M. MARTIN
Bizarre, beaux-arts, baisers !
M. SMITH
A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i !
Mme MARTIN
B, c, d, f, g, h, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
M. MARTIN
De l'ail à l'eau, du lait à l'ail !
Mme SMITH, imitant le train.
Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff !
M. SMITH
C'est !
Mme MARTIN
Pas !
M. MARTIN
Par !
Mme SMITH
Là !
M. SMITH
C'est !
Mme MARTIN
Par !
M. MARTIN
I !
Mme SMITH
Ci !
Tous ensemble, au comble de la fureur, hurlent les uns aux oreilles des autres. La lumière s'est éteinte. Dans l'obscurité on entend sur un rythme de plus en plus rapide :
TOUS ENSEMBLE
C'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici !
Les paroles cessent brusquement. De nouveau, lumière. M. et Mme Martin sont assis comme les Smith au début de la pièce. La pièce recommence avec les Martin, qui disent exactement les répliques des Smith dans la première scène, tandis que le rideau se ferme doucement.

RIDEAU

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