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Tant qu'il y aura des arbres

Suzanne Hattab


Extrait du livre de Roger Ikor "Les eaux mêlées" :

"Dans la pensée de Yankel, l'univers commençait avec le vieil Avrom, son père, le patriarche.
Avec une douleur profonde, il reconnut que l'arbre Michanowitsky avait éclaté ! Que la hache avait taillé, abattu, sectionné, au hasard, branches, rameaux, et que désormais, voilà, il n'y avait plus que des petits bouts de famille, isolés, çà et là.
Jusqu'à ses propres enfants qui s'ignoraient presque. Pff !! tchch!!!....
Tout çà n'est pas beau Yankel !
Je vous le dis, moi quand j'étais jeune !...
C'était..."


Fin de citation. Que les curieux prennent le bouquin, ils ne le regretteront pas.

intervalle


S
oleil haut dans le ciel, température douce : Terre Sainte, n'est-ce pas ! Alors, bien sûr, le printemps se joue un peu de l'hiver. Il y a quelques jours, les enfants de chez nous plantaient des arbres, comme chaque année à cette date. La Nouvelle Année des Arbres, Tu Bishvat.
Le signe de l'espoir : Tant qu'il y aura des hommes, mais aussi tant qu'il y aura des arbres. Celui qui plante un arbre, est aussi celui qui projette de s'y reposer à l'ombre, un jour, dans quelques dix ou quinze ans et en paix.
Shabbat tranquille. Je viens de rentrer de promenade avec ma petite chienne. Un bon disque sur le plateau : "Messe en ut" de Mozart, un peu exagéré pour un Shabbat ! Un peu de temps à moi, chose rare et appréciable. Le temps, j'en ai bien sûr, comme tout le monde. Mais je n'en ai jamais toujours de disponible, uniquement à moi, égoïstement. Avec Maman ces dernières années et sa lourde infirmité, notre présence permanente auprès d'elle est indispensable.

Parfois, dans les yeux des autres, surtout ceux qui ne me connaissent pas, je suis dans le camp de ceux qui embarquent sur le cargo des vieux.
Et avant de quitter le port au moment de monter à bord, tant que je suis encore sur le quai, je veux profiter de ce qui me reste de lucidité, pour raconter un peu mon histoire.
D'où je viens, avant même que quelqu'un d'autre décide où je vais. Qui je suis, avant que peut-être je ne le sois plus ou que je cesse de l'être.
C'est long une vie.
Il s'en passe des choses ! On en rencontre des personnages !
C'est impressionnant la descendance.
Avez-vous remarqué que descendance vient de descendre. Ce qui laisse sous-entendre, qu'on le veuille ou pas, que ceux qui nous précédaient, quels qu'ils fussent, se trouvaient au-dessus...
C'est peut-être ce qui fait qu'ils nous ont ensuite élevés.

Ma famille a eu, comme toutes les familles, son histoire. À mon avis, assez originale et assez riche pour ne pas la laisser se perdre dans l'oubli de ceux qui vont suivre, et continuer après nous.
Il n'y a pas longtemps, Yoram me confiait, avec des consonances de regrets dans la voix, qu'il ne se sentait pas faire partie d'une famille. Je crois que ce fut là aussi, l'un des motifs qui m'ont poussée à raconter. À me raconter, à vous raconter cette famille. De vous la mettre sous le nez et dans le cœur.
Et ça a l'air très prétentieux, mais ça ne l'est pas du tout. J'affirme en toute sincérité ne pas vouloir faire de littérature et encore moins de rédaction. Seulement de faire un récit. Aussi authentique que faire se peut, sans m'engager à ne pas violer la chronologie.
Mon désir est de vous présenter, l'héritage généalogique que vous devez conserver peut-être par respect, mais aussi par orgueil, parce que la branche dont on vous décroche était une belle branche. Et il y en a de quoi en être fier.

Je suis née à Tunis. Maman raconte que c'était un lundi.
Ceux qui sont de là-bas, et qui ont vécu, n'auront pas à faire gigoter leurs méninges pour réaliser la chaleur qui écrase la ville ce mois-là, à cette heure-là.
C'est à ce moment-là que je débarquais, au sein d'une famille relativement "fraîche" et qui comptait déjà une fille de trois ans et demi. Peut-être attendait-on un garçon comme dans toute famille juive qui se respecte, mais c'est moi qui arrivais, dépourvue d'accessoires supplémentaires, et on m'accepta comme j'étais sans faire, je crois, trop de problèmes.

Je n'ai jamais su pourquoi on m'appela Suzanne, par contre je sais (oh trop combien) pourquoi on m'affubla d'un second prénom. La date correspondait, selon le calendrier juif, au "Ticha be'Av", journée de deuil entre toutes. À deux reprises, à cette même date, on avait détruit notre temple à Jérusalem. On détruisait déjà beaucoup chez nous il y a 5000 et 2000 ans. Mais à ce moment-là nous n'avions pas de représentant à l'O.N.U., et de toutes les façons, comme d'habitude, nous aurions été mis en minorité. Les délégués de Rome, de Babylone, des Croisés et j'en passe, auraient comme d'habitude fait coalition et, oubliant leurs haines respectives, auraient tous voté contre nous. Mais n'entamons pas déjà sur ce sujet-là sans quoi je ne finirais pas. Et, comme je commence à peine ma petite histoire je ne voudrais pas m'oublier.

Étant donc née au sortir de cette journée de deuil, on me qualifia du prénom supplémentaire de Clémence (Nehama). Bref, je débarque...

Ne comptez pas sur l'évocation de souvenirs relatifs à cette période-là. Les psychiatres, les psychologues et autres archéologues de l'Âme racontent ce qu'ils racontent, et personnellement j'y crois un peu. Leurs théories m'ont passablement guidée et aidée dans ma vie d'adolescente, de jeune fille, de femme, de mère, et bien sûr dans ma profession. Mais, en toute honnêteté, aussi fondamentales et déterminantes que fussent ces trois premières années, il ne m'en reste rien.
Ou plutôt, je crois que ce qui m'en reste est la résultante d'un méli-mélo bizarre où les vieilles photos se brouillent et s'entrecroisent avec les histoires grandes et petites que j'ai recueillies et enregistrées au cours de réunions et de soirées familiales çà et là. Les rencontres où on se raconte, où on s'apprend à travers le récit des parents et des grand-parents.
C'est ainsi que j'ai su, par exemple, que j'étais un beau bébé, mais in-sup-por-ta-ble !!! Pleurant la plupart du temps, atrocement nerveuse, et que je posais tant de problèmes qu'il fallut demander l'avis du médecin de famille, lequel aurait dit - déjà - que j'étais en parfaite santé mais qu'il ne fallait pas me contrarier !
Maman, Denise à droite et moi à gauche...
Maman, Denise à droite et moi à gauche...
m'a toujours laissé entendre, que comparativement à ma grande soeur, j'étais une véritable catastrophe, et que j'avais définitivement convaincu mes parents, c'est-à-dire Maman, qu'il valait mieux, après moi, ne pas avoir d'autres enfants.
C'est l'explication qu'on m'a toujours donnée et que je n'ai jamais discutée. Mes parents, ma mère en tout cas, faisaient ce qu'ils voulaient.
Le drame, c'est que j'en ai toujours fait autant.

Mes souvenirs les plus précis, tournent autour des années 36-37, quand nous vivions à Tunis. Nous habitions à deux pas de mes grands-parents, rue Sidi Kadous, un tout petit appartement. L'important était qu'il se situait près de chez mes grands-parents. Quelques années plus tard, nous arrivâmes à déménager dans un appartement plus grand mais, lui aussi pas trop loin de chez mes grands-parents.

Là par contre, les personnages se dessinent plus nettement.
Le décor, le cadre, restent parfaitement clairs et, si j'étais suffisamment douée, je pourrais presque les dessiner. Je sens encore sous les doigts le velours de la manche d'un certain manteau, et la couleur, et les dessins d'une certaine tapisserie, l'ambiance et la disposition des meubles dans notre maison.
Avenue J. Ferry à Tunis : la décoration
Avenue J. Ferry à Tunis : la décoration
Les tenues militaires de mon père, avec des tas de petits boutons dorés, toujours bien astiqués, son képi et ses guêtres toujours parfaitement cirées.
Je me souviens des meubles, de la table dans la salle à manger, ronde, autour de laquelle non seulement nous prenions nos repas ensemble, mais aussi et surtout, autour de laquelle nous chevauchions, sur le dos de mon père à quatre pattes. Nous adorions çà, et lui probablement plus encore.

Je me souviens aussi de ma mère ; ma Reine-Mère régnant sans l'ombre d'un doute sur la maison toujours impeccable, sur nous et sur mon père : monarque de droit divin.
Je me souviens que pour arriver chez nous il fallait franchir une impasse étroite et d'un portail qui débouchait sur une cour. Notre appartement s'ouvrait sur cette cour intérieure. Quelques autres familles logeaient là elles aussi. Italiennes et maltaises. Beaucoup de femmes, qui à l'époque me paraissaient âgées, mais avec le recul, elles devaient avoir tout au plus la trentaine. Des femmes comme on les faisait à l'époque : vêtues de noir la plupart du temps, tabliers et fichus de bigote, se signant souvent, parlant beaucoup, dans ce patois qui naît dans ces pays où vivent mêlées des populations d'origines multiples. Quelque chose qui chantait comme de l'italien, certains mots d'arabe (les injures surtout), et parfois même du français. Ne pas oublier tout de même que la Tunisie à ce moment-là, était un protectorat français.

Au milieu de toutes ces bonnes femmes plus âgées qu'elle, Maman se détachait, belle, avec sa peau blanche, ses cheveux tellement noirs coupés courts, avec ses yeux qui lui mangeaient le visage et qu'elle avait beaux.
Que la modestie soit mise au panier : nous sommes entre nous, il n'est pas question de masquer la vérité. Et pour ne citer que mon grand-père "dans la famille, nous sommes tous beaux". Désolée d'ajouter qu'il avait raison !
Maman n'était pas seulement belle, elle était très belle.
Quand j'essaie de revivre cette maison-là, tout cela se mêle de bruits, de rires et de cancans qu'on se partageait dans cette cour, malgré les différences de religions et d'origines : on était bien ensemble.

Et aussi de l'autre côté du mur dans la cour. Car il y avait un mur dans cette cour, un mur haut de quelques mètres je pense. De l'autre côté du mur, les odeurs, les bruits, les voix d'une autre communauté celle-là. Les indigènes, les locaux. Habitaient là des arabes, pour moi sans visage. Les femmes surtout avec ce drôle de petit voile qui ne laissait entrevoir que leur regard.
Je ne sais pas pourquoi, j'ai le souvenir très précis, d'un soir plus particulièrement bruyant, ou "ils" fêtaient la circoncision de l'un de leurs garçons. Les autres (ceux de notre côté), parlaient de leurs coutumes barbares : circoncire à douze ou treize ans, irssss !... Mi-effroi, mi-sourire sous-entendu ! Non seulement traumatisant, mais même aussi un peu porno.
Je t'en fiche ! Parce que le faire à un gamin qui finit sa première semaine en ce bas-monde, c'est moins traumatisant ? Sans parler que du côté porno, les mômes d'aujourd'hui vont tellement vite, qu'à huit jours ils doivent en savoir déjà long là-dessus et même là-dessous...

Mes grands-parents, naturellement, habitaient dans la même rue. Non loin du quartier réservé. On appelait comme cela le quartier "des dames sans réserve". De la façon la plus naturelle qui soit, elles exerçaient cette antique besogne tout aussi honnêtement que l'épicier ou le cordonnier du coin.
L'appartement de mes grand-parents restera toujours très net dans mon souvenir, et je crois que jamais, même quand la sclérose aura effrité tout ce qui pourra me rester de cellules grises, jamais je n'oublierai cette maison-là. La porte d'entrée en bas, en bois lourd, juste un peu après la voûte dans la rue qui tournait vers la synagogue du quartier. Les escaliers depuis l'entrée qui accédaient sur un long couloir de marbre blanc, long et clair. Une verrière en haut laissait passer toute la lumière. Habitaient là en parfaite harmonie, français, italiens, siciliens et, "notre" famille. Je veux dire Grand-père et Mémé.
Dans cette maison, on vivait en communauté. Là aussi, comme il se doit, beaucoup de femmes laborieuses, vêtues de noir, bavardes et jacasseuses. On vivait comme en Méditerranée, les portes de chaque appartement le plus souvent ouvertes sur le couloir. On n’avait rien à se cacher, ni à cacher. On n'avait pas honte de laisser voir sa maison. Au contraire, aussi humbles fussent-elles, tout y brillait en général. Là, sur les murs de la salle à manger, un crucifix ou une quelconque vierge pâle et souriante avec Jésus dans les bras, là, à l'entrée, cette mezouza qui caractérise un foyer juif.

Quand l'une de ces bonnes femmes était enceinte, tout le monde accouchait, et chaque bébé qui débarquait là-bas avait d'emblée un régiment de mères, et une tripotée de frères et soeurs.
Grand-père et Mémé, représentants familiaux de la juiverie locale, tenaient dans la baraque une place de choix. Grand-père était très bel homme. En toute objectivité.
En plus, c'était un brave homme. Honnête, laborieux, pieux (juste ce qu'il faut), pacifique presque pathologiquement, ce qui explique sa position de prince-consort à la maison. Les voisins, les voisines surtout, l'estimaient beaucoup et lui réservaient un respect qui ne faisait que croître avec le temps.
Même elle, femme de tête du genre Tatcher, toujours à la tâche, conduisait rondement sa famille et sa maison - quelquefois même celles des autres.
Nous vivions, nos parents et nous, en parfaite symbiose, avec et dans la cellule-mère. Et de même que chez nous, Maman portait la culotte, chez mes grands-parents, grand-père était du parti des sans-culottes, sans pour autant être révolutionnaire, loin de là !

Grand-mère, entre Maman et Papa
Grand-mère, entre Maman et Papa
Ma grand-mère, pour en revenir à elle, sans instruction, mais d'une intelligence remarquable, la langue deliée à souhait et l'humour à fleur de bouche. Belle, et le sachant, un peu trop ronde à mon goût, mais d'une part il faut reconnaître que ça lui allait bien, et d'autre part, elle avait la chance de répondre aux exigences et aux canons des années 1900. D'une activité débordante, elle avait le don de faire tout avec rien, et on pouvait débarquer chez elle à huit heures du soir ou à neuf heures du matin, elle avait toujours de quoi mettre à table un vrai festin pour au moins cinq à six personnes.
Comme toutes les bonnes maîtresses de maison et qui plus est maîtresse-femme, elle était ingénieuse et réussissait de la même façon à cuisiner, peindre la maison, chanter, danser (elle adorait ça), et faire des enfants.
Elle était incontestablement dans la communauté juive du quartier le personnage central, le "numéro un", que dis-je : Le numéro.
Elle présidait de la façon la plus naturelle qui soit, incontestée, incontestable, sans la moindre concurrence, laissant les autres loin derrière elle.
Elle avait eu de son Mardochée de mari, trois garçons (D. soit loué !), et une fille (il en faut aussi !). Elle arborait ses trois garçons, comme un hôtel de bon ton ses trois étoiles. La fille (ma mère), avait surtout fait le bonheur de son père, qui la mettait, je crois, un tout petit peu après son Dieu, ce qui n'est pas peu dire. Ce réciproque attachement ne s'est jamais démenti au cours des longues années qu'ils ont eu le bonheur de vivre ensemble.

On ne parlait pas d'Oedipe à l'époque. La Grèce, baignant dans le même bassin méditerranéen ne les intéressait pas beaucoup, et Freud avait beau être juif lui aussi, il leur était tout à fait étranger.
Dans l'éducation de leurs enfants, l'instinct, le bon sens, les traditions et la religion les aidaient à se mesurer à ce genre de problème.
Il y eut souvent des erreurs, c'est évident, certaines même lourdes de conséquences. Mais aussi, parfois, quelques réussites...

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