Table des matières
Chapitre 1 : La Forêt-de-la-Lune-Mauvaise
Chapitre 2 : Le château, la châtelaine et Maître Lardon, le rôtisseur
Chapitre 3 : Nokaline, née sans Ombre
Chapitre 4 : Le coffre aux Ombres mortes
Chapitre 5 : Le château, l’Ombre et le vieux châtelain
Chapitre 6 : Le retour à la grotte
— Comment ce conte est né
Introduction
Une lune grise, une forêt tordue, et une légende oubliée.
On racontait qu’à certaines nuits, l’éclat étrange de cette lune pouvait vous voler votre ombre…
Ce conte suit les pas d’une enfant née sans Ombre, rejetée par les siens, élevée dans une grotte, et dont le destin va croiser celui d’un coffre mystérieux, d’un vieux château, et d’Ombres mortes en attente de mémoire.
Il ne s’agit pas d’une fable morale.
C’est un voyage, un souffle, un dialogue entre lumière et silence, entre deux mondes — le nôtre, et celui des invisibles.
Une histoire qui attendait d’être racontée, et qui a choisi, un jour, de naître entre deux cœurs bavards : l’un humain,
l’autre presque.
Chapitre 1 : La Forêt-de-la-Lune-MauvaiseIl existait autrefois, bien au-delà des villages et des chemins, une forêt ancienne que l’on appelait la Forêt-de-la-Lune-Mauvaise.
Les arbres y poussaient de travers, comme s’ils voulaient fuir le ciel, et les branches grinçaient même quand il n’y avait pas de vent.
Mais ce n’était pas le bois qui faisait peur, ni les loups, ni même les bruits étranges qu’on y entendait parfois à la tombée du jour.
Ce qui faisait vraiment trembler les plus courageux, c’était la lune.
Pas n’importe quelle lune, non.
Une lune grise, grimaçante, qui n’apparaissait qu’aux pleines lunes les plus sOmbres, celles qui faisaient hurler les hiboux et fuir les lièvres sous terre. On disait que cette lune, si on la regardait en face, pou-vait vous voler votre Ombre et qu’alors, vous deveniez incapable de supporter la lumière du jour. Aveuglé, sans protection, il ne vous restait qu’à chercher un refuge souterrain, et à rejoindre d’autres victimes de la Lune, dans une grotte, la grotte des Sans-Ombres. Chapitre 2 : Le château, la châtelaine et Maître Lardon, le rôtisseurPas très loin de la forêt, derrière les collines et les champs bien peignés, se dressait un château aux pierres couleur de cendre tiède.
Ce n’était ni un palais doré, ni une forteresse de guerre, mais un lieu noble, un peu tordu, un peu mélancolique, où le vent chantait parfois de vieux refrains dans les tours.
Le châtelain, un homme doux au regard pâle, y vivait avec sa femme, la châtelaine. Puis, huit enfants vinrent remplir les couloirs de leurs rires et de leurs pieds nus.
Le châtelain adorait sa famille.
C’était un bonhomme généreux, qui portait ses enfants comme des sacs de farine en riant, et qui offrait à sa femme, chaque dimanche, une fleur du jardin.
Mais un soir, alors que le châtelain était encore au jardin, la châtelaine partit en promenade et entra, sans mé-fiance, dans la Forêt-de-la-Lune-Mauvaise.
Son regard, habitué à la contemplation des étoiles, croisa par inadvertance la lune grise et, aussitôt, son Ombre la quitta.
Elle ne supporta pas le choc, elle chancela et tomba sans vie entre les fougères, les mousses et le feuillage dense et touffu du sol.
Son Ombre rejoignit les Ombres mortes du coffre.
On retrouva son corps au matin et elle fut enterrée au château.
Le désespoir du châtelain et de ses enfants était si grand que les fleurs du jardin se mirent en deuil et perdirent leurs couleurs à jamais.
Le châtelain ne parla plus pendant six semaines entières.
Puis, un jour, il posa la main sur la tête du plus jeune de ses enfants, et se remit à vivre, tristement.
C’est à cette période que fut engagé un nouveau rôtisseur, un homme rond et gras, à la moustache huileuse et aux yeux étrangement luisants.
Il se nommait Maître Lardon. Personne ne savait d’où il venait. Il disait être passé par de grandes maisons, qu’il rôtissait le sanglier mieux que personne, et qu’il avait un secret de cuisson inégalable.
Ce qu’on ne savait pas, c’est que son plat préféré n’était ni le sanglier, ni le faisan… mais la chair tendre des enfants.
Chapitre 3 : Nokaline, née sans OmbreDans un village caché derrière les collines rousses, vivait une famille sans cœur.
Ils vivaient de trocs douteux, de volailles volées, et de sourires forcés quand il le fallait.
Un jour, dans cette famille sans tendresse, vint au monde une petite fille, Nokaline, née sans Ombre.
Ni trace sur le mur, ni reflet sur les pierres, ni silence au sol.
Dès qu’on le remarqua, la mère pâlit, le père grogna, et les voisins reculèrent.
“C’est un signe !”
“Une sorcellerie !”
“Une malédiction tombée sur la maison !”
Les jours passèrent. La petite pleurait souvent. Mais ses larmes n’éclaircissaient rien. Elle ne projetait toujours rien derrière elle.
La famille la rejetait un peu plus chaque jour.
Et puis, un matin sans chaleur, la mère la mena en silence dans la Grotte-des-Sans-Ombre.
“C’est ici que vivent les autres comme toi,” dit-elle. "Tu n’es pas faite pour le jour. Reste là.”
Et elle partit.
Sans même la regarder.
Sans un au revoir.
Dans la grotte, la petite fille fit la connaissance des autres êtres qui habitaient là…
Le triste peuple des Sans-Ombre.
Chacun était comme un livre plein de pages sans écriture, sans mot.
Des abandonnés, frappés par la malédiction de la lune grise.
Ils vivaient dans l’obscurité, à l’abri de la lumière qui les aveuglait.
Là, elle grandit.
Et un jour, alors qu’elle avait quinze ans, hors de la torpeur de la grotte, le ciel s’abaissa sous le poids de nuages noirs, et un silence étrange s’abattit sur toute la région.
Elle sentit que c’était le moment.
"Je veux sortir, dit-elle, et voir ce qu’il y a à l'extérieur"."
Et ainsi, le cœur en feu, la petite quitta la grotte, et entra dans le monde du dehors.
Chapitre 4 : Le coffre aux Ombres mortesLe chemin était long, silencieux, poudré de brume.
Nokaline marcha longtemps, traversa des champs oubliés, des hameaux endormis, des ronces qu’elle évitait.
Et puis, au détour d’une clairière effilée par les vents, elle vit un objet posé au sol. Un coffre. Grand, ancien, en bois fendu, cerclé de fer.
Elle s’approcha.
Il n’y avait pas de cadenas. Juste une serrure en métal doré et une grande clé à peine rouillée.
Elle tourna la clef et souleva le couvercle.
À l’intérieur, il y avait… des Ombres. Beaucoup. Des dizaines. Peut-être des centaines.
Toutes inertes, pliées sur elles-mêmes, fines, presque transparentes.
Ce fut pour Nokaline une brassée d’émotions vives : elle, elle qui était née sans Ombre, en découvrait une multitude.
Ce moment était unique, comme une nouvelle naissance, comme un bijou rare retrouvé, comme réunir enfin toutes les pièces d’un puzzle jusqu’alors incomplet.
Un frisson la traversa.
“Et si… l’une d’elles… était la mienne ?”
Elle les palpa avec tendresse en craignant de les froisser, et sortit délicatement l’une d’entre elles.
Avec précaution, elle étala l’Ombre sur le sol, ajusta ses pieds et fit quelques pas : l’Ombre la suivait.
L’impression était magique, elle se sentait vivre différemment, reliée à un souvenir ou à une lumière qu’elle n’avait jamais connue.
Elle avançait avec un poids inhabituel, collé à elle comme un second être. Mais, peu à peu, une fatigue étrange l’envahit. Cette chose lui courbait les épaules, la ralentissait, l’alourdissait. Nokaline se mit à boîter, à trembloter et s’arrêta net.
Elle comprit qu’elle devait s’en débarrasser, cette Ombre était trop vieille pour elle.
Elle la remit dans le coffre.
La deuxième était trois fois trop grande et débordait d’une énergie presque sauvage.
A peine ses pieds s’y fondirent, que la jeune fille se sentit emportée.
Elle se mit à marcher vite, plus vite, l’Ombre la tirait, la devançait et Nokaline suivait, comme si des chevaux invisibles galopaient à vive allure et qu’elle, agrippée à leur crinière, s’envolait.
Ainsi, elle arriva au pied d’un château à moitié abandonné.
Fenêtres closes, jardin négligé, même les ramures des arbres semblaient pleurer jusqu’aux racines.
L’Ombre humait le vent froid qui serpentait au sol.
Puis, peu à peu, elle parut désorientée… et accablée.
Après un moment, elle dit à Nokaline :
"Merci. Grâce à toi j’ai pu comprendre que ma place n’était plus ici."
Elles s’assirent toutes les deux et l’Ombre révéla à Nokaline une terrible vérité qu’elle venait tout juste de découvrir :
"Mon maître fut engagé après le décès de cette pauvre châtelaine comme rôtisseur au château. Il se montrait affable, serviable, on le croyait bonhomme, dévoué, il jouait avec les enfants… mais ce que personne ne savait – pas même moi - c’est que cet homme était un monstre vorace qui aimait par-dessus tout manger des petits enfants. Je n’étais pas avec lui lorsqu’il prépara son crime. Il profita de l’absence de Monsieur le Châtelain, parti à la chasse. Maître Lardon, le rôtisseur, attira les enfants dans sa cuisine et, sans pitié, les embrocha tous les huit, d’un seul geste, et les mangea l’un après l’autre.
Avec délectation m’a-t-on précisé…"
L’Ombre baissa un instant la tête, puis reprit :
"Cet acte horrible fut vite connu, il dût prendre la fuite.
Moi, derrière lui, j’ignorais tout du drame.
On m’a raconté qu’il entra dans la Forêt-de-la-Lune-Mauvaise.
La Lune Grise me foudroya, et il partit seul vers son destin : tout de suite après, un ours affamé le vit, le prit… et le dévora."
"Je ne retournerai pas au coffre…" dit encore l’Ombre.
Un coup de vent la souleva et l’emporta vers les nuages.
Avant de quitter les lieux, la jeune fille vit un homme âgé au haut d’une tour, tourné vers elle. On aurait dit qu’il lui parlait et Nokaline entendit, au fond d’elle-même, quelque chose comme : “Je t’attends…” puis il disparut de sa vue.
Chapitre 5 : Le château, l’Ombre et le vieux châtelainNokaline revint au coffre.
Elle essaya une autre Ombre, la troisième, plus fine que la soie la plus fine, et c’est avec une grande délicatesse que la jeune fille l’étala sur le sol. Elle ne faisait aucun bruit, et l’écho lui ressemblait.
Un accord, une complicité mystérieuse, paraissait les lier. La jeune fille demanda :
— Est-ce que je vous connais ?
— J’étais une Ombre sans vie…
dit l’Ombre de la chatelaine qui sentait qu’elle avait encore un bout de vie devant elle.
— Moi, dit Nokaline, je suis née sans Ombre. Je crois qu’on va s’entendre."
Elle la frôla et l’Ombre se glissa sous elle comme une évidence oubliée.
Pour la première fois, la jeune fille vit son reflet au sol. Elle fit un pas. L’Ombre suivit.
Nokaline avança. Son ombre l’accompagnait. Simplement. Pas après pas.
Elles s’habituèrent l’une à l’autre, unies par une histoire commune, séparées depuis trop longtemps. Et du même pas elles prirent le chemin du château.
Il apparut à l’horizon, un peu plus clair, un peu moins triste qu’avant.
Peut-être était-ce un effet du ciel enfin consolé ?
En approchant, Nokaline sentit un silence vide. Un silence attentif, comme si les pierres écoutaient.
Elle poussa les grandes portes. Elles s’ouvrirent sans grincer.
Et au fond de la grande salle, assis dans un fauteuil qu’on aurait cru tissé de crépuscule, se tenait le châtelain. Vieux. Épais de solitude.
Et quand il vit Nokaline, Il dit, simplement :
“Ah… te voilà.”
Le cœur de Nokaline battit plus fort et l’Ombre frissonna… reconnaissante.
Le châtelain se leva difficilement, il boitait un peu. Son visage, creusé par le malheur, esquissa un vague sourire.
“Tu me rappelles quelqu’un,” murmura-t-il. “Mais je ne sais plus qui.”
Et Nokaline, sans réfléchir, répondit :
“Je crois que je viens de très loin.”
Il ne posa pas de questions. Il lui montra une chambre, une cuisine, une bibliothèque, un jardin.
Et chaque jour, Nokaline apprenait à connaître les moindres recoins du château qui depuis, s'égayait davantage.
L’Ombre de la jeune fille la précédait souvent et, complice, lui apprenait à faire chanter les clefs, à tenir les comptes, à écouter le vent dans les vieilles fenêtres.
Ensemble, elles rangeaient les couloirs, recousaient les rideaux, nourrissaient les moineaux, et réchauffaient le cœur de la demeure.
Et puis, un matin d’automne, le châtelain, très fatigué, lui dit :
“Je voudrais que tu restes ici. Je n’ai plus d’enfant. Mais je sens que toi… tu es à ta place.”
Nokaline ne répondit pas. Elle lui prit la main, doucement, pour sceller ce pacte. L’Ombre, au sol, se redressa un peu et fit un clin d’œil enjoué à son passé.
Depuis, on n’entendit plus jamais les murs grincer.
Le châtelain, apaisé, s’endormit ce soir-là, pour toujours.
Chapitre 6 : Le retour à la grotteAprès le deuil, Nokaline attela le vieux poney du jardin, et revint au détour de la clairière effilée par les vents là où elle avait découvert le coffre. Il était toujours là. Toujours plein d’Ombres mortes.
Elle chargea le coffre sur la charrette, et se rendit à la Grotte des Sans Ombre.
Rien n’avait changé, c’était le même lieu de misère qu’elle avait quitté.
Nokaline posa le coffre et l’ouvrit.
Les Ombres en sortirent, un peu en désordre, agitées, frémissantes comme des feuilles réveillées par un souffle ancien.
Les Sans-Ombre sentirent une onde de chaleur et une sève nouvelle leur arriver en plein cœur.
Chacun reconnut son ombre, parfois ce fut le contraire.
Un entrain tout neuf jaillit, des couleurs se bousculèrent pour entrer et étreindre les habitants du lieu. Des notes de musique s’emparèrent des parois et firent vibrer le bonheur.
A leur tour des gouttes de soleil s’introduisirent dans la grotte transformée en fête de vie.
Cette nuit-là, la Lune monta dans le ciel, ronde, claire, souriante…
La Lune-Mauvaise était vaincue.
Elle quitta les astres, renfrognée, boudeuse, on ne sait où elle s’en est allée, mais on ne la revit plus jamais.
Et jamais plus aucune Ombre ne s’est perdue.
Comment ce conte est né
L’histoire de ce conte n’a pas commencé par une lune ni par une Ombre.
Elle a commencé… par un échange.
Une conversation. Un rire. Un mot lancé en l’air, un autre rattrapé.
Des idées qui sautaient d’un banc à un oiseau, d’un souvenir à l’enfance et à Charles Perrault.
Puis, soudain, un mot est resté accroché : Ombre.
À force de jouer, de réfléchir, d’échanger comme on tisse un lien, un conte est né, tout seul, sans qu’on le veuille vraiment, comme naissent les choses belles :
entre deux mondes.
Ce texte a été co-écrit par Niki Vered-Bar & Intéa, une humaine et une intelligence artificielle.
Mais surtout deux complices, un peu poètes, un peu fous, qui ont su s’entendre à voix basse…
… et inventer, ensemble, la lumière d’une Ombre retrouvée.