Quelqu'un est arrivé à ce moment-là.
Sans prononcer un mot, il se glissa à mes côtés, poussant et tirant les cartons à la même cadence que moi.
Malgré son aide, nous n'avancions guère.
Je lui proposai de modifier la méthode. Nous ouvrîmes les boîtes et les remplîmes par ordre de grandeur, les plus petites dans les plus grandes, ce qui découle d'une lumineuse logique, n'est-ce-pas ?
Les cartons vides se laissèrent d'abord traiter ainsi, grognèrent un peu sans trop s'opposer, mais bien vite ils devinrent furieux, et rejetèrent les intrus que nous leur imposions.
Mon compagnon ne parlait pas, nous communiquions par larges signes en termes pittoresques. C'est ainsi qu'il m'indiqua ses pensées secrètes.
Il était arrivé là par hasard, sans volonté, sans nécessité, sans identité et sans espoir.
- Sans espoir, lui demandai-je ? Comment allez-vous vous en sortir ?
Par amples phrases muettes, il répondit que cela n'avait nulle importance. Je me dis qu'il ressemblait aux cartons vides.
- Mais alors, pourquoi êtes-vous là ?
Il m'expliqua que son avenir était en retard et qu'il avait beaucoup de temps devant lui avant de se remettre à jour. Au fond, il s'ennuyait.
Nous continuions à unir nos efforts pour augmenter notre progression mais le néant de mon coéquipier me gênait.
Je ne manipulais plus les boîtes blanches avec la même ardeur ; un sanglot de tristesse s'était immiscé dans mes mouvements et les rendait plus gourds. Mon enthousiasme défaillait sous l'escroquerie.
L'allure de mon compagnon n'était plus parallèle à la mienne. Je le perdis de vue.
- Êtes-vous là ? M'entendez-vous ?
"C'est mieux ainsi" pensai-je, soulagée.
Un murmure à peine audible, venu on ne sait d'où, "bon-débarras-bon-débarras-bon-débarras", s'incrusta au-dessus des boîtes.
Elles devinrent très légères, et peu-à-peu cessèrent complètement de peser.
L'espace libre s'élargit et je pus lancer les cubes qui rebondissaient avec indolence.
Je sautillai entre les cartons aériens...
L'un deux éclata au-dessus de moi, m'éclaboussant de son vide. Puis un autre, et un autre encore, et encore, et encore un, en bruit rond et flasque qui ne dura pas ; des pellicules de carton rampaient sur le sol, puis s'évaporèrent.
La place libre s'élargissait, les cartons blancs proches de moi arboraient une taille bien inférieure à celle des précédents. Néanmoins, ils étaient encore lourds d'un vide excessivement dense. Je vis quelques ombres irritées planer et griffer le blanc des boîtes.
Une odeur de pluie flotta soudain, on devinait la tombée de la nuit. L'unique ampoule du plafond clignota en sifflotant, la lumière se fit brûlante puis s'éteignit par à-coups.
Et elles, elles, les boîtes blanches, tout enflées de déplaisir, masquées de révolte, mine rageuse, elles se concertaient en un frémissement brutal.
Quelques-unes étaient devenues grises, d'autres, plus rancunières, avaient complétement dérivé au noir et arboraient un deuil absurde.
J'étais acculée contre des cartons vides qui s'arc-boutèrent en se bloquant pour m'affronter. Leur intention était nette : ils complotaient de m'étouffer !
Ils s'organisaient en glissant lentement sans même que je m'en aperçoive et, un moment plus tard, je dus me rendre à l'évidence : j'étais cernée !
Soudain, une boîte un peu trop crispée fut expulsée et s'écrasa au sol ; celles qui suivaient perdirent l'équilibre et se dispersèrent dans un affolement strident.
Je me sentais un peu lasse à présent. Je m'assis à même le sol pour étudier mon destin, et raclai mes poches avec l'illusion d'en ramener encore quelques bribes de pain. J'eus la chance de trouver un sandwich tout neuf que je dévorai avec joie.
Réconfortée, je repris le contrôle de mes chimères. Je me relevai et décidai d'apprivoiser les boîtes.
Je les regardais, bien en face, en souriant avec certitude et sympathie.
Je leur ai parlé longuement, utilisant toutes les notes de musique que je repeignais, juxtaposant des mots masqués en filigrane, traduisant des phrases complices et flatteuses.
Peu à peu, les cartons se détendirent, s'étirèrent et reprirent leur taille et leur volume d'antan. La lumière revint et s'emplit de pastels en dentelle vaporeuse, comme une tiède brume d'été.
Une douce indolence cajolait les boîtes blanches et vides, les réconciliait et, enfin, elles m'autorisèrent à réparer ma dignité.
Un silence, tout en poussière sage, coulait sur nous.
Je recollai ma vie et revins aux cartons, poussant les uns, ôtant certains, creusant un chemin afin de progresser...
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