1 er acte
L'une des dames a la chevelure insubordonnée qui déborde d'un large chapeau jonché de fleurs obèses, l'autre tricote. Le cliquetis des aiguilles est cadencé au même rythme que le tic-tac de l'horloge.
Le monsieur a des lunettes et tente vainement de rectifier la monture disjointe qui laisse glisser un verre sur la joue, alors que l'autre remonte au-dessus du sourcil.
Une dame sans visage entre, un grand sac en bandoulière.
La dame au chapeau à fleurs, à la dame sans visage, avec vivacité
Vous passerez après moi, je suis arrivée ici bien avant vous !
La dame sans visage
Soyez sans crainte, j'attendrai mon tour.
(La dame sans visage s'installe, sort de son sac un grand cahier sur lequel elle inscrira fréquemment des annotations ; elle observe les lieux)
Je ne connaissais pas cette salle d'attente, c'est la première fois que je viens ici.
Le monsieur, en se soulevant pour saluer
Enchanté ! Je viens ici souvent, l'endroit est propre, bien chauffé, les sièges sont commodes et le temps passe bien. C'est préférable lorsqu'on attend longtemps... Une fois, j'ai attendu une journée entière !
(Les autres le regardent avec une admiration non dissimulée...)
La dame qui tricote
Moi aussi, je viens presque tous les jours ici. Le temps passe si bien, doucement... sans gêner... De plus, il est vrai que cette pièce est confortable... mais je trouve la moquette vraiment trop laide...
(Toutes les paires d'yeux se baissent pour observer la moquette qui pâlit d'embarras)
La dame au chapeau à fleurs, d'un ton courroucé
Mais elle est très bien cette moquette ! Qu'avez-vous donc contre elle ?
La dame qui tricote, tranquillement
Rien, rien. Elle n'est ni belle, ni laide, juste insignifiante comme un galet de plage bretonne... Je ne l'aime pas, c’est tout !
La dame au chapeau à fleurs, carrément agressive
Vous ne l'aimez pas ! Et mon chapeau ? Peut-être allez-vous dire que vous n'aimez pas non plus mon chapeau ?
(Un peu étonnée, la dame pose son tricot, se lève, s'approche du chapeau, l'examine de bien près et regagne son siège.)
La dame qui tricote
À mon avis ces grosses fleurs sont... disgracieuses ! et surtout, c'est le chapeau le plus démodé que je connaisse ! De quel siècle êtes-vous donc ?
La dame au chapeau à fleurs, dramatiquement vexée
Ah, taisez-vous ! Je ne sais pas moi ! Je ne suis pas née d'hier, je suis d'un autre temps, et alors ?
La dame qui tricote, à voix basse
On peut être d'un autre temps sans que le temps ne vous outrage...
(Le monsieur change de place et vient s'asseoir à côté de la dame au chapeau. Il lui chuchote à l'oreille des choses qui paraissent beaucoup la divertir. Elle camoufle un rire craquetant et crachotant derrière sa main, puis se présente aux autres.)
La dame au chapeau à fleurs
Jeanne-Camille, je m'appelle Jeanne-Camille !
(à la dame au tricot)
Puis-je occuper le siège à côté de vous ?
La dame qui tricote
Je vous en prie, asseyez-vous, j'ôte cette pelote, voilà...
(Toutes deux entament un débat embroussaillé et nébuleux concernant les avantages des aiguilles dures sur les aiguilles souples. On entend des bribes de phrases : "Le tricot, ce n'est pas pour les manchots..., "une aiguille dure, au moins, on ne peut l'avaler...", "quand même, les aiguilles molles sont plus souples...", "tricoter fortifie les poignets...")
La dame sans visage, au monsieur
Attendez-vous depuis longtemps ?
Le monsieur, avec fierté
Je pense bien ! Très longtemps, très, très longtemps !
La dame sans visage
J'ai moi aussi l'intention d'attendre le plus possible. Mais... qu'attendez-vous ?
(Les deux femmes ont cessé de parler et écoutent avec attention)
Jeanne-Camille, à la dame qui tricote, en chuchotant
Vous avez entendu ?
Le monsieur, l'air paniqué
En voilà une drôle de question ! Ce que j'attends ? mais rien ! Je veux dire tout ! Un grand tout plein de vide. J'attends de grandes choses ! Je sais, il faut de la patience, j'attends cela depuis des années ! Je suis confiant, de grandes choses finiront bien par arriver, et je veux être présent à ce moment-là !
La dame sans visage, aux deux femmes
Et vous ?
Jeanne-Camille, avec hauteur
Moi ? J'attends... j'attends... J'attends... ce qui viendra ! Voilà !
La dame qui tricote
Moi, j'attends que le temps passe. Savez–vous ce qu'il y aura après ?
La dame sans visage
Après quoi ?
La dame qui tricote
Après, lorsqu'il aura passé. Vous voyez, vous n'en savez rien ! Moi non plus et aucun de ceux ici présents ne le sait. Vous imaginez pareil mystère ? Tout comme monsieur, j'attends ce moment depuis très longtemps déjà et je pense que ce moment n'est pas loin d'arriver.
Le monsieur
Et après ? Lorsque le temps aura passé, que ferez-vous ?
La dame qui tricote
Oh ! Le passage du temps ne se fait pas si vite... Le temps passe lentement lorsqu'on l'attend.
(à La dame sans visage)
Et vous ?
La dame sans visage
Moi ?
(Après une courte réflexion)
J'attends mon destin !
Jeanne-Camille, dubitative
Ce n'est pas une mauvaise idée...
Le monsieur, en confidence
Vous verrez, votre destin ne tardera plus...
(Il enlève ses lunettes, tord un peu les branches dans l'espoir d'améliorer le déséquilibre lamentable de la monture, et semble fort contrarié du résultat : les deux lentilles frôlent à peine son champ de vision.
On entend des petits bruits mous et rebondissant.)
Jeanne-Camille, en observant ses doigts qui se mouillent
Tiens, il pleut.
(Le tic-tac de l'horloge devient spongieux. Ils ouvrent leurs parapluies. La dame au tricot n'en a pas. Elle rassemble son ouvrage sous le pan de la veste finement rayée de son tailleur gris-céruléen et en relève le col autant qu'elle peut. Galant, le monsieur vint s'asseoir à ses côtés et lui offre un petit bout de son parapluie.)
La dame qui tricote
Il ne fallait pas vous déranger, cette pluie ne durera certainement pas, ce n'est qu'une giboulée... Ah, vous voyez, c'est déjà fini !
(attristée) Ah la la, ma laine s'est mouillée.
Le monsieur
Ne vous tourmentez pas, j'ai ici une petite chose qui va arranger ces petits dégâts...
(Il sort de sa poche un sèche-cheveux, le branche et fait vibrer l'air chaud au-dessus du tricot. La dame sans visage en profite pour présenter ses jambes mouillées qui sèchent aussitôt.)
Jeanne-Camille
Et moi ? Vous permettez?
(Elle s'est courbée, la tête chapeautée tendue vers le sèche-cheveux. Le monsieur inspecte les grosses fleurs du couvre-chef et finit par discerner deux ou trois gouttes de pluie sur quelques pétales. Il dirige son appareil avec d'infinies précautions et l'opération achevée avec succès, il le remet dans sa poche. Ils ont tous un large soupir d'aise.)
La dame sans visage
Cela fait du bien une petite pluie de temps en temps.
Le monsieur
Surtout lorsqu'elle ne dure pas. Et quel bienfait pour la moquette, regardez comme les teintes en sont tonifiées.
(La moquette se trémousse d'aise, a un petit hoquet joyeux et se met à ronronner. Jeanne-Camille lui donne une tapette, et le silence revient.)
La dame sans visage, à la dame qui tricote
Que tricotez-vous ? Du temps ?
La dame qui tricote, amusée
Ha ! ha ! ha ! Comment avez-vous deviné ? Je tricote un petit printemps... une laine toute fine et légère mais de bonne qualité : cela durera des années !
(Soudain, après un coup d'oeil sur sa montre et la pendule, le monsieur se lève, arrange ses lunettes, les remet dans leur pochette, puis sur son nez à nouveau, lisse sa coiffure, rectifie le pli de son pantalon.)
Le monsieur
Cela va être mon tour...
Jeanne-Camille, à l'oreille de la dame qui tricote
Qu'est-ce qu'il attend ? J'ai oublié...
La dame au tricot, de même
Je ne sais plus non plus...
La dame sans visage, en confidence aux deux femmes
Il attend des "Grandes Choses"...
La dame au tricot
Ah oui... C'est bien !
(au Monsieur)
Je suis contente pour vous ! Bonne chance ! Sincèrement, vous le méritez...
Jeanne-Camille, elle serre les mains du monsieur avec vigueur
Bravo ! Je n'ai que ce mot-là à vous dire mais je le pense du fond du coeur.
La dame sans visage, se levant
Toutes mes félicitations, attendez, je vous aide à ouvrir la porte...
(Soutenu, encouragé et envié par toutes trois, le monsieur leur fait un signe de salut et sort, le corps bien droit et un immuable sourire sur sa figure.)
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