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Les mémoires d'un ange

Renata Ebenstein

Renée est décédée le 24 octobre 2011 après plus de 15 années de lutte contre la maladie.

Extrait du roman Contes Bibliques

Paru aux Éditions Golias (2008)

Renee
Renata Ebenstein était professeur de littérature comparée. Depuis sa retraite, elle se consacre à l'écriture, avec une préférence pour les formes brèves et incisives. Chaque conte peut se lire d'une façon indépendante, mais ils forment, ensemble, une galerie de portraits, d'évènements, de dialogues et de réflexions qui n'est pas dépourvue de cohérence.

Trop ironique et originale pour être qualifiée de classique, elle a un style inclassable et drôle qui mène du rire à la réflexion métaphysique. Nourrie de culture biblique, mais aussi des grands courants de pensée qui animent la société contemporaine, elle réinvente, en féministe un peu nanar, le destin de personnages issus de la tradition religieuse. Joyeuse iconoclaste, Renata Ebenstein aime la fantaisie sans craindre le tragique...

Q
uand ça n'est pas juste, ça n'est pas juste !
On a beau chercher des causes, des excuses, des explications, ça ne change rien. Nul - pas même Yahwé - ne peut changer l'injuste en juste. Et personne, cependant, n'ose dire à haute voix que ma destinée n'est pas juste. Tous des cafards et des lèche-bottes, tous des lâches qui s'accrochent à leur place près de Lui, et ne veulent pas entendre parler de moi. Je les méprise de tout mon être, Lui, le tyran, et les autres, tous ceux qui Lui font leur cour, tous ceux qui font mine de m'ignorer, tous ceux qui ferment les yeux pour n'avoir pas à prendre parti...
La rage bouillonne en moi et je sais que je me vengerai (j'ai déjà commencé) de tous ces stupides volatiles et de leur Seigneur.

Tout avait pourtant bien commencé pour moi.
J'étais un des plus beaux chérubins du Royaume des Cieux. Non. Je ne vais pas garder ces habitudes de douceâtre fausse modestie qu'on m'enseigna quand j'étais un angelot. Je n'étais pas "un des plus beaux" mais "le plus beau" des chérubins. Personne n'avait d'ailes aussi douces et floconeuses que les miennes, personne ne rayonnait comme moi d'une lumière dorée (de même nuance que celle de Yahwé), fluide et chaude comme un rayon de soleil ; d'ailleurs, Lui, le Créateur, même si déjà je commençais à L'agacer un peu, me donna le nom de Lucifer.
A l'époque, cela me flatta, j'étais un bon petit ange, docile et inexpérimenté, mais je portais en moi, sans en avoir peut-être encore pleinement conscience, une très légère ambition : celle de m'élever dans la hiérarchie. Et c'est vrai que j'étais plus intelligent, meilleur musicien, meilleur messager que les autres anges.

Yahwé nous apprit à créer de petites choses, j'étais le meilleur aussi en création, j'avais les idées les plus originales (ainsi, c'est moi qui ai créé le mille-pattes, qui avait effectivement mille pattes avant que Yahwé ne lui en retire une partie parce qu'Il est incapable d'apprécier la fantaisie. C'est moi, aussi, l'auteur de l'escargot qui circule avec sa maison sur ce pied, qui est mâle et femelle comme Dieu, et a des yeux à la pointe des cornes). Et, non seulement j'avais des idées neuves, mais, techniquement, j'étais également imbattable pour les réaliser.

je gravissais l'échelle sociale
Je gravissais l'échelle sociale...
Bref, d'échelon en échelon, je gravissais l'échelle sociale, laissant derrière moi d'abord les petits anges inoffensifs qui savaient seulement bêler leurs louanges à Dieu en s'accompagnant d'instruments rudimentaires, lyres et flûtes. Je dépassais aussi très vite les anges de confiance, ceux que Dieu envoyait d'un bout à l'autre de l'univers exécuter ses ordres, creuser un trou noir, éteindre une comète, que sais-je? J'étais plus rapide et plus ingénieux qu'eux tous, et Yahwé était bien obligé de le reconnaître, et de me confier les missions les plus périlleuses et les plus prestigieuses.
les missions les plus périlleuses et les plus prestigieuses
Les missions les plus périlleuses
et les plus prestigieuses...
Tout ce que j'entreprenais, je le réussissais.
Et puis, il y avait cette lumière qui émanait de moi, si pure et si attirante que, parfois, un petit ange musicien se trompait de destinataire et venait me glorifier, moi, au lieu de Yahwé, en jouant de son pipeau. Bon et honnête comme je l'étais, je morigénais doucement le jeune étourdi et le renvoyais, avec sa musiquette, célébrer la gloire de Dieu, au pied de son trône.

Je progressais tant et si vite dans les activités angéliques que Yahwé me donna une promotion et me nomma Archange. En fait, nous fûmes quatre à nous retrouver ainsi à la tête des anges, Gabriel, Raphaël, Michel et moi.
Je ne veux pas me montrer malveillant à l'égard de mes anciens collègues. Ce sont des anges compétents, indéniablement, mais qui se sont haussés à leur poste de responsables à la force des poignets. Des bûcheurs, des forts en thème, voilà ce qu'ils sont. Moi, je sentais bien que je les dominais de cent coudées, surtout Michel, d'ailleurs, qui est un ange combattant avec toute l'étroitesse d'esprit propre aux militaires.
Bref, nous avons régné à quatre sur la cohorte angélique, les trois autres en fidèles exécutants, moi, prenant des initiatives, innovant, mettant un peu de variété et d'humour dans une existence par ailleurs assez monotone - car l'Eternité et la Perfection sont effectivement le sommet de la monotonie.
Et puis, il fallut bien se rendre à l'évidence, Gabriel, Raphaël et Michel me demandaient conseil à propos de tout et de rien, Yahwé sollicitait souvent mon avis, j'avais un rôle spécial, une fonction particulière qu'il fallait bien reconnaître et récompenser.

Alors, Yahwé fit de moi le seul chef de tous les anges, mes trois anciens collègues devenant mes lieutenants.
Personne ne s'en plaignit, bien au contraire.
Et Yahwé se trouva un peu soulagé dans son travail, car cela aussi, il faut bien le reconnaître, le Dieu d'une religion monothéiste a une tâche énorme à accomplir. Il doit avoir l'oeil à tout (et je ne parle pas des hommes, qui n'étaient pas encore créés), à la moindre poussière tourbillonnant dans l'espace interstellaire comme à l'explosion des supernovas. Dans l'économie de la Création, tout doit être calculé avec la plus grande minutie et une absolue précision.

◊◊◊

J'ai beaucoup aidé Yahwé, moi seul étais capable de le faire.

J'étais (et je suis toujours) un excellent mathématicien, un insurpassable physicien, et mes qualités de chimiste ou biologiste ne sont plus à démontrer. Yahwé avait besoin de moi, et me traitait comme son dauphin. De plus en plus, il s'en remettait à moi au point qu'en fait, c'était moi le vrai responsable du mouvement et de l'évolution des galaxies.
Mon travail me plaisait, mais toute peine mérite salaire, ce dont, apparemment, Yahwé se moquait pas mal. Il a beau être éternel, Il vieillissait, Se fatiguait plus vite, il était temps qu'Il prenne sa retraite.
Qui, mieux que moi, aurait pu le remplacer?

J'attendis donc, avec un espoir et une impatience qui croissaient chaque jour, le moment où Yahwé déciderait de passer la main. Ce moment ne vint pas. Le vieil Autocrate continuait à Se croire indispensable, et à m'exploiter sans vergogne.

◊◊◊

Comme je l'ai déjà dit, ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Et il n'était pas juste que tout le travail retombât sur moi, mais pas les avantages. Il eût été normal que Yahwé me désigna comme son successeur et que je devins Dieu à mon tour.
J'aurais été un bon dieu, efficace, organisé, ouvert à toutes les suggestions.
Certes, je n'aurais pas créé l'humanité, cette vermine, mais j'aurais, par exemple, multiplié les systèmes solaires, créé une infinité de formes de vie... Ainsi, les montagnes auraient été des êtres vivants, de même que les protons et les tachyons. Oui, j'aurais changé le monde, il aurait été plus beau, plus heureux, digne de mon génie artistique...

Mais, et c'est partout pareil, les vieux n'aiment pas lâcher le cocotier.
Las d'attendre en vain, je commençais à m'inquiéter de mon avenir. Jusqu'alors, j'avais pensé que Yahwé prenait Son temps parce que, quand on a tenu un rôle important, on a toujours du mal à s'en défaire, mais je croyais qu'Il était juste et que, par conséquent, mon mérite, mes talents (ou plutôt, mon génie), mon dévouement seraient récompensés... Eh bien, non!

L'Eternité passait sans apporter le moindre changement.

L'exaspération me rendant imprudent, je m'ouvris de mes inquiétudes à ceux qui avaient été mes égaux et qui m'étaient désormais subordonnés. Gabriel, avec cette voix de soprano nasillard qu'il ne cesse de cultiver parce qu'il la juge distinguée (et qui me fait frémir les plumes d'agacement) :
- Lucifer, notre chef et notre frère, comment peux-tu entretenir de pareilles pensées? Yahwé t'aime, n'est-ce pas l'essentiel? Es-tu le serviteur de Dieu pour ta gloire ou pour la Sienne? - Gabriel a bien parlé, déclara Raphaël de ce ton posé qu'il adopte afin d'être pris pour un sage. Notre bonheur et notre félicité à nous, les anges, depuis le plus modeste des chérubins jusqu'à toi, superarchange Lucifer, c'est de louer Dieu, de nous donner à Lui sans condition, de baigner dans Son amour.
- Naturellement, répondis-je, mais comme j'aime Yahwé plus que vous ne le faites, je songe à Son bien-être. Il est vieux et las, je me demande s'Il ne démarre pas une maladie d'Alsheimer, il faudrait Lui enlever tout souci. Si je Le remplaçais, Il serait tranquille...
- Qui parle de Le remplacer, Lui, l'Unique, le Seigneur notre Dieu? aboya le brave Michel, bête et discipliné comme un adjudant. Si quelqu'un essaie de Lui prendre Sa place, à Lui, le Très-Haut, le Très-Saint, je le virerai des cieux à coup d'épée.
Il est vrai que Yahwé l'avait armé d'une épée flamboyante, par gentillesse, car Michel était un vrai gosse et avait besoin de jouets. Et il agita frénétiquement la dite épée devant nos yeux.

Je soupirai.
Comme c'est toujours le cas pour les génies, j'étais seul et incompris. Personne à qui confier mon indignation et mes angoisses. Une idée folle me vint : et si je parlais de tout cela avec Yahwé lui-même? Malgré la rancune que j'accumulais à Son égard, je savais bien qu'en réalité, Lui seul était un interlocuteur valable. Et puis (on est si bête et si sentimental quand on est jeune!), envers et contre tout, je L'aimais.
Je préparai donc un dossier impeccable avec mes états de service, mon curiculum vitae, mes souhaits professionnels, et demandais une entrevue à Yahwé.

◊◊◊

Quand j'arrivais devant Son trône, je restai un instant la gorge nouée, incapable de parler. Quoi qu'on puisse penser de Yahwé, Il a un charisme, une aura, une majesté qui appellent l'obéissance et l'adoration. Mais j'étais là pour que fussent reconnus mes droits, je ne devais pas l'oublier.

Yahwé joua la cordialité :
- Lucifer! Mon cher enfant! Quel bon vent t'amène?
La fourberie de la question (car enfin, Yahwé étant omniscient, Il savait parfaitement pourquoi j'étais là) me déplut, et me permit de retrouver ma pugnacité prête à fondre un instant plus tôt.
- Tu le sais, ô Seigneur! Je suis là pour Te demander humblement de reconnaitre mes services.
- Bien sûr que je les reconnais! Tu es le meilleur de mes anges, tu en as bien conscience. D'ailleurs, je t'ai fait chef de toutes mes cohortes, que pourrais-tu vouloir de plus?
- Ce que je voudrais, ô Seigneur? C'est tout simplement que Tu me nommes Ton successeur.

Yahwé éclata de rire. Il est terrible, le rire de Yahwé. Il tient du tonnerre et de la voix du violoncelle, des vagues se brisant sur les rochers et du chant du rossignol, du vent soufflant en tempête et du crissement léger d'un pas sur la neige... Ce rire me déstabilisa et me donna envie de pleurer, de me cacher, de disparaitre. Et, en même temps, il m'emplit d'une colère irrépressible. C'est facile de se moquer d'un ange, fût-il le chef des archanges, quand on est Dieu...
Je pris mon courage à deux ailes, et me mis à crier :
- Tu peux rire de moi, ô Toi à qui appartient la Toute-Puissance, mais j'ai pourtant raison. Ton inspiration se tarit, Tu Te fais vieux. Il y a des millénaires que je Te sers loyalement, sans murmurer, n'est-il pas temps que Tu jouisses d'une retraite bien méritée et que je continue Ton oeuvre? Place aux jeunes!

Yahwé me regarda avec une insultante comisération.
Les humains seront des créatures extraordinaires
Les humains seront
des créatures
extraordinaires...
- Ecoute, mon petit Lucifer, je te pardonne volontiers tes insolences car je t'ai toujours tenu en grande estime, mais tu devrais savoir que je suis Celui Qui Est, depuis toujours et pour les siècles des siècles. Personne, jamais, ne pourra me remplacer, car c'est à moi, et à moi seul, qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire. Je suis en pleine phase créatrice, contrairement à ce que tu crois, et, pour te montrer que je te garde ma confiance, je vais te donner un aperçu de ce que je suis en train de faire. J'ai créé des mondes, des nébuleuses et des soleils, mais tout cela n'était qu'un travail préparatoire. J'ai peuplé de plantes et d'animaux la petite planête bleue qui roule entre Mars et Vénus, mais c'est un début... Je veux créer, sur cette planête, des humains. Bien-sûr, tu n'imagines pas de quoi il s'agit. Les humains seront des créatures extraordinaires, ayant un corps dont la matière première sera la même que celle des étoiles, mais aussi une âme ou, si tu préfères, quelque chose de divin fusionnant avec ce corps. Ils seront mon chef d'oeuvre, mes enfants. L'un d'eux, le meilleur d'entre eux, sera effectivement mon fils. Tiens, regarde mon projet...

Et Yahwé déroula un morceau de parchemin posé sur Ses genoux et me le tendit.
Abasourdi par les révélations qui venaient de m'être faites, je jetai un regard sur le parchemin et faillis m'évanouir d'horreur et d'indignation. Quand je pense que Yahwé n'avait pas voulu de mon mille-pattes!
Son "fils" (puisque le titre du dessin était "mon fils") était un monstre hideux, un handicapé qui n'avait même pas d'ailes, fût-ce le plus modeste des ailerons. En revanche, son visage maigre et brun disparaissait en partie sous une effroyable touffe de poils noirs sur laquelle Yahwé avait écrit "barbe".
Ce ne pouvait être une plaisanterie, Yahwé ne plaisante jamais. D'autant plus qu'Il reprit :
- Je t'ai dit, mon bon Lucifer, que personne ne me succèderait. C'est vrai. Mais celui que tu vois ici, qui est le Fils de l'Homme et le Fils de Dieu, celui-là règnera avec moi, et je partagerai tout avec lui. Et mes anges - toi y compris - devront l'honorer et le glorifier comme moi-même.

◊◊◊

C'en était trop.
Non seulement j'avais travaillé en vain pour Dieu, mais encore Dieu voulait me soumettre à cette créature qui ressemblait plus à un singe qu'à un ange, et qu'Il appelait Son Fils. Ce sont des décisions de ce genre qui distinguent le dictateur du souverain. Yahwé était un dictateur fou, et il fallait L'abattre.
Sans réfléchir davantage, je me jetais sur Lui, battant furieusement de mes belles et redoutables ailes immaculées, et appelant à l'aide. Lui-aussi, Yahwé, criait au secours.

Nous fûmes aussitôt au centre d'une nuée d'anges. Les plumes volaient de tous côtés. Bien évidemment, sans même se renseigner sur les raisons du conflit, la plupart des anges se rangèrent derrière Yahwé, troupeau stupide incapable de jugement ou d'opinion personnelle. Tout de même, j'eus la satisfaction de voir quelques anges, et non des moindres (Asmodée, Abdallon, Belzebuth, Lustucru...) se rallier à moi.
Quand Il m'a chassé du Paradis
Je me sentis tomber, tomber, tomber...
Le combat était inégal, nous fûmes vaincus par le nombre. Alors que, blessés, fourbus, nous ne pouvions plus nous défendre, Michel, mon ancien compagnon, Michel, tout content de se servir de son épée, m'en frappa sauvagement. Je roulais sur moi même et me sentis tomber, tomber, tomber...
Autour de moi tombaient aussi les anges qui avaient pris mon parti.
Nous tombâmes pendant des siècles ou des millénaires, comment savoir, nous nous enfoncions dans des ténèbres de plus en plus épaisses dont la chaleur moite devenait de plus en plus irrespirable. Enfin, après un passage étroit, nous arrivâmes dans une immense grotte où crépitait un feu d'enfer. Effectivement, nous étions bien en Enfer, et nous comprîmes immédiatement que c'était le séjour à nous réservé par Yahwé...

On ne peut pas tenir un ange (encore moins Lucifer, chef des archanges) enfermé et prisonnier, Yahwé le savait bien. Aussi me fit-Il savoir que seuls les Cieux m'étaient rigoureusement interdits. Je n'étais pas obligé de résider continuement en Enfer, mais c'était là, désormais, l'adresse à laquelle on devait pouvoir me joindre.

◊◊◊

On ne serait pas mal en Enfer, tout compte fait, quand on n'a pas peur du noir et qu'on ne craint pas la chaleur, mais ce qui est terrible, c'est l'absence de Dieu.
Certes, je Le déteste et emploie toute mon énergie, toute mon intelligence, à faire capoter Ses projets, mais en même temps, j'éprouve une épouvantable nostalgie quand j'évoque le temps où je vivais dans Son Amour et Sa Lumière. Comme je l'ai déjà dit, Il a un charisme...

D'une certaine manière, j'ai eu ce que je voulais.
Personne n'est au-dessus de moi, je suis l'Adversaire de Yahwé, Satan, le Diable, Celui qui divise. Autrement dit, je suis Dieu. Mais je donnerais beaucoup pour me retrouver, petit ange innocent, à chanter des cantiques à Yahwé. Bon. Oublions tout cela. Du passé, faisons table rase, et continuons la lutte!
Tout ce que crée Dieu, je le corromps. Il a créé la vie, j'ai créé la mort. Il a créé l'amour, j'ai créé la jalousie. Il a créé la crème chantilly, j'ai créé le cholestérol. Il a créé la joie, j'ai créé la dépression nerveuse.

Quand Il m'a chassé du Paradis, j'ai perdu une bataille, je n'ai pas perdu la guerre. Et je sens que je vais bientôt remporter ma plus belle victoire...

◊◊◊

Il vient enfin de créer ces immondes vermisseaux qu'Il appelle "humains" et parmi lesquels Il veut se choisir un fils. Pour l'instant, il n'y a qu'un couple, Adam et Eve.

l'Arbre de la connaissance
L'Arbre
de la connaissance
Il les a placés dans un jardin merveilleux où ils n'ont rien à faire, sinon s'aimer, rire, être heureux, jouer avec les animaux, parler aux fleurs. Yahwé leur a juste interdit de manger les grosses pommes rouges d'un pommier qu'Il appelle "l'Arbre de la connaissance", parce que, m'a rapporté un de mes espions (certains anges sont agents-doubles), ces humains nouveaux-nés sont fragiles et doivent progresser moralement et spirituellement avant d'être aptes à profiter avec sagesse de la connaissance. On dit que, s'ils connaissent trop de choses trop tôt, toutes leurs découvertes risquent d'être seulement techniques et de faire courir de graves risques à l'humanité. On parle d'armes terrifiantes et mortelles qu'ils pourraient inventer comme les arbalettes, la grosse bertha et les bombes à neutron... Bref, il est évident que je dois inciter Adam et Eve à manger la pomme.

Les travaux d'approche ont bien commençé.
J'ai créé un animal bizarre et séduisant qui deviendra leur ami et dont, au bout de quelques temps, je prendrai la forme, pour les convaincre de goûter au fruit de la connaissance.

Cet animal est mon chef-d'oeuvre! Yahwé n'avait pas voulu de mon mille pattes, qu'à cela ne tienne! J'ai inventé l'anti mille pattes. Mon animal, je l'appelle Serpent, parce que quand il se déplace, son corps forme un S. Il n'a ni ailes, ni pattes, ni nageoires, mais un long corps recouvert d'écailles luisantes. Il rampe. Il se suspend aux branches pour se balancer. Il peut se tordre dans tous les sens. Il peut former un cercle, un 8. Il peut fixer sa moitié postérieure sur le sol et dresser sa partie antérieure toute raide comme un baton, en sortant et rentrant son habile petite langue en forme de fourche.
Le serpent plait déjà aux humains. Eve se le passe autour du cou pour se faire un collier.

Le serpent est ma créature toute dévouée. Bientôt, demain peut-être, je ne sais pas encore, je prendrai sa place, mince, interminable comme lui, je me loverai dans une fourche du pommier et j'attendrai qu'approche Eve ou Adam. Je leur enverrai des rêves... Ils seront obsédés par les pommes rouges du pommier. Ils sentiront des odeurs de compote et de tarte tatin, ils imagineront les pommes boules d'un jeu de pétanque...

Et moi, je leur dirai :
- Pourquoi ne goûtez-vous pas ces splendides pommes?
Et ils écarquilleront les yeux et répondront vertueusement :
- Parce que Yahwé nous l'a défendu.
- Et pourquoi?
- Parce que si nous mangeons du fruit de la connaissance, nous mourrons!
Alors, je me mettrai à rire. Le serpent est irrésistible quand il rit. Ses écailles ont un mouvement de va-et-vient hypnotique, elles brillent dans la lumière et émettent le doux chuchotement du papier de soie que l'on froisse. Quand j'aurai bien ri, je parlerai d'une voix douce :

- Que vous êtes naïfs, tous les deux. Vous qui êtes pourtant si intelligents, vous qui êtes la plus belle oeuvre de Yahwé, comment pouvez vous croire pareille sornette? Dieu ne veut pas que vous mangiez de la pomme, parce que si vous le faisiez, vous deviendriez des dieux, comme Lui.
Je sais, par expérience, combien on peut souhaiter fort devenir Dieu! Eux aussi, Adam et Eve, ils en auront envie... J'ajouterai :
- Prenez seulement une bouchée de la pomme, ça ne peut pas vous faire de mal, et vous verrez quels effets immédiats elle aura sur vous!

Ils cueilleront une pomme, ils la mordront tour à tour... et il en sera fini du Paradis Terrestre et de la bienveillance divine! Ah! Ah! Ah! Ces humains que le Créateur a tant voulu élever à l'existence ne seront plus Son bien.
Ils seront à moi autant qu'à Lui, perpétuellement attirés à la fois par Lui et par moi. Jusqu'à la fin des temps, nous nous battrons, Yahwé et moi, par humanité interposée. Et quand les temps seront révolus, nous nous partagerons les hommes. Il en prendra avec Lui pour les conduire au plus haut des Cieux. Mais les pêcheurs seront pour moi, et me suivront dans mon antre brûlant et ténébreux.
Ou alors, peut-être Yahwé déclarera-t-Il une amnistie générale, et nous fera-t-Il miséricorde à tous? De toute façon, ce n'est pas pour demain, j'ai le temps de m'amuser...
J'attends encore un peu et puis, oui, je vais corrompre Adam et Eve comme je corromps tout le reste.

Je suis l'ombre de Yahwé, Sa face obscure, aussi puissante que Sa face lumineuse... Sus à l'humanité!



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