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Jambes

Anat Peri

Anat Peri est historienne et écrivain, habite à Jérusalem, et est mère de deux enfants.
Anat Peri
Dans la baignoire, je regarde toujours mes jambes. Les veines de mes jambes. Elles sont bleues et très en relief, comme si elles voulaient sortir du corps. Leur réseau trace une carte de navigation fluviale et je vogue sur un bout de savon minuscule, mon bateau de croisière.
Il me semble que, de jour en jour, des veines ressortent davantage, sont chaque fois plus visibles, et que mes jambes ont une teinte bleutée ; c'est drôle, parce que même si on parle du sang bleu des rois, il n'y a rien de noble dans des veines bleues, proéminentes, qui font comme si elles allaient s'évader.
jambes
Je reconnais toujours les femmes à leurs jambes et non à leur visage. Les riches, qui ont la vie facile, ont le pied léger, une démarche flottante, alors que les pauvres ont des jambes lourdes qui traînent le monde entier, enflées l'été, rabougries l'hiver et, les talons enfoncés, elles se soulèvent difficilement du sol.
Quand je marche dans la rue je regarde toujours les jambes des femmes, parce que, plus que les visages, elles renseignent sur la personne ; la tête se tend vers le haut mais les pieds tirent tout le fardeau du monde. La vie des gens est tracée sur leurs jambes et on voit ceux qui ont travaillé dur et ceux qui ont souffert. Je regarde les jambes des vieilles femmes qui ont du mal à se mouvoir, les jambes des jeunes filles toujours prêtes à courir après l'autobus et la vie. Moi, je marche très lentement comme si des boulets étaient attachés à mes jambes.
Cet été, elles sont très douloureuses. Je ne me souviens déjà plus de ce qu'il en était l'été dernier ; la douleur sert de mesure à la chaleur et aux années qui passent.
pieds
Autrefois j'avais peur qu'un jour je m'asseye dans un fauteuil roulant et ne puisse plus me tenir debout, mais je marche encore. De plus, j'aime marcher, même si ça fait mal. Je me suis souvent identifiée à La Petite Sirène qui sentait des couteaux lui transpercer la plante des pieds quand elle abordait le rivage. Mais elle, elle avait des jambes belles et minces, les pieds d'une nymphe.
Je cache toujours mes jambes sous une jupe longue et sombre que je n'enlève qu'à la maison lorsqu'il fait chaud, l'été. Je m'étends sur le lit et ferme les yeux, mais mes jambes ne trouvent pas leur place. Quand je les plie elles font mal, quand je les étends elles font mal, et quand je les évente avec de l'air frais elles font plus mal encore. Toutefois, il me semble que si je fais un effort en contractant les muscles (ainsi que la professeur de gymnastique nous l'enseignait lorsque nous étions étendues sur des matelas et agitions les jambes en l'air "Maintenant, vous faites du vélo"), la douleur va passer. Ce qui n'est pas vrai, hélas !
princesse
Pendant la grossesse les jambes me faisaient si mal je ne pouvais plus me tenir debout ni marcher, et le docteur Yarkoni qui me soignait, demandait : "Pourquoi faut-il que vous marchiez, couchez-vous !" Je riais, je devais m'en aller et je disais au Dr Yarkoni que j'avais beaucoup à faire. Docteur Yarkoni, qui ne perdait jamais son sang-froid, me disait : "Qu'avez-vous à faire ? Couchez-vous !"
Parfois, je me raisonne : "qu'est-ce que tu dois faire ? Va te coucher !" et je ris en moi-même car je dois me lever tôt pour promener les chiens, laver toute la vaisselle dans l'évier, nettoyer la maison et aller faire des courses. Ça m'énerve que la réserve de denrées s'épuise et qu'il faille toujours acheter de nouvelles provisions.
Je dois monter beaucoup de marches jusque chez moi, énormément de marches.
Je suis comme cette princesse de conte qui vivait au haut d'une tour avec beaucoup d'escaliers ; seulement, moi, je suis une princesse qu'on a oubliée dans la tour, et depuis tout ce temps elle a considérablement vieilli, alors, quand je monte l'escalier, je pousse toujours de lourds soupirs. Parfois, un voisin arrive et demande ce qui se passe : "Avez-vous besoin d'aide ?". Les jeunes qui vivent dans la maison se succèdent et déménagent fréquemment, montent et descendent des armoires et des canapés. Ils m'aident avec les sacs de provisions ; je leur dis "ce ne sont pas les sacs, c'est moi qu'il est difficile de traîner", et je m'assieds sur le tabouret que quelqu'un a mis sur un palier en pensant à des personnes comme moi.
J'essaie de reprendre mon souffle et je me dis que, peut-être, si j'étais plus mince, mes jambes seraient plus légères et les médecins seraient contents de moi : ils aiment les gens qui mènent une vie saine et gardent la forme. J'essaie vraiment de ne pas aller chez les médecins. Plus les jambes me font souffrir et moins je vais les consulter. Je suis assise sur le tabouret dans la cage d'escalier en attendant de retrouver mon souffle et, ce que je désire plus que tout, c'est manger une glace dans un grand cornet.
Je me demande ce qui se passerait si un jour je ne pouvais plus monter ni descendre l'escalier et restais enfermée, comme la princesse dans la tour. J'observerais par la fenêtre les voisins qui battent les tapis ou arrosent les plantes, surtout des géraniums, sur leur balcon.
Une fois, je me suis cassé la jambe en me promenant avec les chiens dans la vallée de Sainte-Croix à Jérusalem (Emek HaMatzleva). J'ai glissé et suis tombée dans un trou en me cassant la cheville. J'ai entendu ma jambe se briser comme un gâteau sec. Je suis restée alitée un mois entier et ma jambe me faisait très mal. Soudain, tout devenait impossible, ou du moins très difficile ; chaque individu a besoin de ses jambes, c'est trop dur de vivre sans.
Dans mon appartement je passais d'une chambre à l'autre sur ma chaise de bureau à roulettes, et je pensais que cela devait être pénible d'être cloué sur un fauteuil roulant.
Depuis, j'ai peur de tomber et de me casser une jambe à nouveau. Ce que je crains surtout c'est l'hiver, lorsqu'il neige, et je marche alors très lentement et très prudemment. L'hiver est la saison la plus dangereuse pour les jambes, mais, cet été, j'ai réussi à faire tomber sur mon pied un vieux radiateur électrique qui n'était pas à sa place. Cela se passait, bien sûr, un vendredi matin ; j'ai tout de même réussi à aller au marché, malgré ma jambe douloureuse.
C'est également un vendredi que je m'étais cassé la jambe. Lorsque ma fille et moi sommes allées au dispensaire pour qu'on me mette un plâtre, j'ai dit "Zut ! Justement un vendredi alors que je dois aller au marché", et Sharon m'a dit "Maman, quel jour préfères-tu te casser la jambe ?"
Après cela, il a fallu attendre six semaines que je puisse marcher à nouveau, et j'ai pensé que, peu importe les veines, la douleur et les chevilles enflées, l'essentiel est que je sois encore debout sur mes jambes et, aussi longtemps que je serai debout, sur mes deux jambes, il y aura de l'espoir.

Traduit de l'hébreu par Niki Vered-Bar
Le texte original


Traduit par Anat Peri : "Artiste de la Faim", de Franz Kafka


L'artiste affamé

Mes traductions du livre de Kafka, Anat Peri

Pour recevoir le livre en courrier recommandé, envoyez un chèque de 100 shekels à Anat Peri,
Boîte Postal 4279, Jérusalem 91042.


Le blog d'Anat Peri (en hébreu)

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