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kafka

Franz Kafka, (1883-1924)

LE PROCÈS ET LA PARABOLE DE LA PORTE DE LA LOI

LE PROCÈS, RÉSUMÉ


I. Le matin de son anniversaire Josef K. est soudainement arrêté chez lui. Deux gardes l'informent qu'il est en état d'arrestation, mais ils ne lui disent rien des motifs, d'ailleurs ils ne savent pas quelles sont les charges, ils ne savent rien. K. est alors conduit dans la chambre d'une autre locataire, Fraülein Bürstner, qui se trouve être absent à ce moment là. Il est soumis à un interrogatoire tout aussi déroutant que bref par un inspecteur qui l'informe qu'il est en état d'arrestation, mais il est libre d'aller travailler à sa banque et continue à vivre sa vie comme à son habitude.

II. Après sa journée de travail, K. retourne chez lui. Il s'excuse auprès de sa logeuse pour le dérangement de son arrestation, ce matin, mais son propriétaire ne semble pas à au courant. Il attend ensuite Fraülein Bürstner afin de présenter des excuses pour l'irruption de sa chambre ce matin. Fraülein Bürstner est d'abord surprise par l'explication de K., mais le laisse dramatiser les événements de la matinée. Les bruits de K. réveillent le neveu de la logeuse qui dort dans le salon. Fraülein Bürstner supplie K. de partir, et, ce que faisant, il l'embrasse.

III. On dit à K. qu'une enquête sur son arrestation aura lieu le dimanche suivant. Quand il arrive à l'adresse de la cour, il est intrigué par le fait que le tribunal semble être situé dans un immeuble d'habitation dans un quartier pauvre. Comme on ne lui a pas donné une adresse précise, K. erre dans les immeubles d'habitation, jusqu'à ce qu'il tombe sur une blanchisseuse, qui lui explique où la cour se réunit.

IV. Après s'être présenté au juge d'instruction, K. proteste de son traitement lors de son arrestation, et dénonce la Cour et ses fonctionnaires pour corruption. Mais, comme il a fini son discours, K. remarque que la cour est remplie de fonctionnaires de justice. Le juge d'instruction indique à K. qu'il a sérieusement nuit à sa propre cause par son comportement, mais K. refuse de participer à toutes les procédures et quitte la salle d'audience.

V. Malgré l'absence de convocation, K. retourne à la cour la semaine suivante. Là, il ne trouve que la blanchisseuse, qui l'informe que le tribunal n'est pas en session. La blanchisseuse, qui s'avère être l'épouse de l'huissier-audiencier, séduit rapidement K., et lui permet d'explorer la salle d'audience, où il découvre à sa grande consternation que les cahiers du juge d'instruction sont en fait des romans pornographiques. Un étudiant en droit balaie la cour et l'épouse de l'huissier-audiencier s'en va, sans doute pour coucher avec un juge. L'huissier de justice vient et propose de prendre K. sur sa tournée des bureaux de la Cour. Dans les bureaux délabrés de la cour, K. rencontre d'autres accusés, dont l'état physique révèle leur usure à force de subir leur procès. Tout d'un coup, K. se sent faible dans l'atmosphère moite du bureau, et doit être escorté dehors, où l'air frais lui permet de retrouver ses esprits.

VI. De retour au travail, K. ouvre la porte d'un placard à ordures pour découvrir les deux gardes qui l'ont arrêté plus tôt en train de se faire fouetter. Plus tard, l'oncle de K. lui rend visite et le réprimande de ne pas défendre son cas de manière plus rigoureuse. L'oncle de K. lui propose de lui faire rencontrer un vieil ami, un avocat de la défense nommé Huld. Quand ils arrivent, Huld commence à discuter avec le greffier en chef du tribunal et pendant ce temps K. est distrait par l'infirmière de Huld, Léni, qui lui montre le bureau de Huld et le séduit. Après avoir fait l'amour à Leni, K. rencontre son oncle qui, de nouveau, devant l'appartement de Huld, lui reproche de détruire toutes les chances de succès dans son procès.

VII. Alors que le procès approche, K. est de plus en plus distrait et est incapable de se concentrer au travail. Il n'est pas satisfait des services de son avocat, qui ne semble pas faire de progrès dans son cas. À la banque, l'un de ses clients, un fabricant, lui offre une lettre d'introduction auprès Titorelli, le peintre de la cour. K. rend visite à Titorelli dans son atelier, où il voit les portraits des juges. Titorelli explique à K. qu'obtenir un acquittement sera difficile, et que la meilleure option pour K. est de reporter sans cesse le jugement final. Après avoir poussé K. acheter certaines de ses peintures de paysage, Titorelli montre à K. la sortie, qui, à sa grande surprise, s'ouvre sur les greffes.

VIII. K. décide finalement qu'il doit remercier Huld et prendre les choses en mains lui-même. Quand il arrive chez Huld, il rencontre un autre client, le marchand Block qui a mis tout ce qu'il avait, y compris son entreprise, dans sa défense. K. informe Huld qu'il veut se défaire se ses services, qui perd toute raison.

IX. Quelque temps plus tard, K. est invité par sa banque pour accompagner un client italien qui souhaite visiter la cathédrale locale. Lorsque K. arrive à la cathédrale, pas de client italien. Après avoir regardé une partie de la cathédrale, K. est sur le point de partir quand un prêtre appelle son nom. Le prêtre se trouve être l'aumônier de la prison, et reproche à K. pour son indifférence pour son procès.
L'aumônier raconte ensuite à K. une parabole sur un homme de la campagne qui cherche à avoir accès à la loi, mais il en est empêché par un portier...
Après avoir discuté des nombreuses interprétations possibles de cette parabole, K. demande à l'aumônier de l'aider, mais ce dernier refuse.

X. C'est à nouveau l'anniversaire de K.. Il est habillé pour sortir ce soir-là, mais il est surpris par deux hommes habillés de manière stricte. Les deux hommes le guident lui une carrière à l'extérieur de la ville, où l'un d'eux lui tient le son cou et l'autre le poignarde deux fois dans le cœur.

(Source : http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/franz-kafka/content/1839069-le-proces-de-franz-kafka-resume)

LA PARABOLE "DEVANT LA LOI" (Chapitre IX)


Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la Loi. Mais le gardien dit qu'il ne peut le laisser entrer maintenant. L'homme réfléchit, puis demande si, alors, il pourra entrer plus tard.
"C'est possible, dit le gardien, mais pas maintenant."
Comme la grande porte de la Loi est ouverte, comme toujours, et que le gardien s'écarte, l'homme se penche pour regarder à l'intérieur. Quand le gardien s'en aperçoit, il rit et dit :
"Si tu es tellement attiré, essaie donc d'entrer en dépit de mon interdiction. Mais sache que je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. De salle en salle, il y a des gardiens de plus en plus puissants. La vue du troisième est déjà insupportable, même pour moi."
L'homme de la campagne ne s'attendait pas à de telles difficultés ; la Loi est pourtant censée être accessible à tous à tout moment, pense-t-il ; mais en examinant de plus près le gardien dans sa pelisse, avec son grand nez pointu, sa longue barbe de Tartare maigre et noire, il se résout à attendre tout de même qu'on lui donne la permission d'entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir à côté de la porte.
Il y reste des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis et fatigue le gardien par ses prières. Le gardien lui fait fréquemment subir de petits interrogatoires, lui pose toutes sortes de questions sur son pays et sur bien d'autres choses, mais ce sont des questions posées avec indifférence, comme le font les gens importants ; et il conclut à chaque fois en disant qu'il ne peut toujours pas le laisser entrer. L'homme, qui s'est muni de beaucoup de choses pour ce voyage, les utilise toutes, si précieuses soient-elles, pour soudoyer le gardien. Celui-ci accepte bien tout, mais en disant : "J'accepte uniquement pour que tu sois sûr de ne rien avoir négligé."
Pendant toutes ces années, l'homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens et ce premier gardien lui semble être l'unique obstacle qui l'empêche d'accéder jusqu'à la Loi. Il maudit le hasard malheureux, à voix haute et sans retenue les premières années ; par la suite, avec l'âge, il ne fait plus que grommeler dans son coin. Il retombe en enfance : étudiant le gardien depuis des années, il connaît même les puces de son col de fourrure, et il supplie jusqu'à ces puces de l'aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue baisse et il ne sait pas s'il fait réellement plus sombre autour de lui, ou bien si ce sont seulement ses yeux qui le trompent. Mais il distingue bien dans l'obscurité une lueur que rien n'éteint et qui passe par la porte de la Loi. Alors il n'a plus longtemps à vivre.
Avant qu'il meure, toute l'expérience de tout ce temps passé afflue dans sa tête et prend la forme d'une question, que jamais jusque-là il n'a posée au gardien. Il lui fait signe d'approcher, car il ne peut plus redresser son corps de plus en plus engourdi. Le gardien doit se pencher de haut, car la différence de taille entre eux s'est accentuée nettement au détriment de l'homme. "Qu'est-ce que tu veux encore savoir ?, dit le gardien. Tu es insatiable.
— N'est-ce pas, dit l'homme, tout le monde voudrait tant approcher la Loi. Comment se fait-il qu'au cours de toutes ces années il n'y ait eu que moi qui demande à entrer ?"
Le gardien se rend compte alors que c'est la fin et, pour frapper encore son oreille affaiblie, il hurle :
"Personne d'autre n'avait le droit d'entrer par ici, car cette porte t'était destinée, à toi seul. Maintenant je pars et je vais la fermer"...


INTERPRÉTATIONS POSSIBLES DE LA PARABOLE


– Le gardien a donc trompé l'homme, dit aussitôt K. que l'histoire avait vivement intéressé.
– Ne te hâte pas de juger, dit l'abbé, n'adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. Je t'ai raconté l'histoire dans le texte de l'Écriture. On n'y dit pas que l'homme ait été trompé.
– C'est pourtant évident, dit K. Le gardien n'a parlé que quand il a été trop tard.
– Il n'avait pas encore été interrogé, dit l'abbé, songe aussi qu'il n'était qu'une simple sentinelle et que comme sentinelle il a fait tout son devoir.
– Pourquoi crois-tu qu'il ait fait tout son devoir ? demanda K. Il ne l'a pas fait. Son devoir était peut-être d'éloigner les étrangers, mais il aurait dû laisser passer cet homme auquel l'entrée était destinée.
– Tu ne respectes pas assez l'Écriture, tu changes l'histoire, dit l'abbé. L'histoire contient, au sujet de l'entrée, deux importantes déclarations du gardien, l'une au début, l'autre à la fin. La première dit qu'il ne pouvait laisser entrer l'homme à ce moment, et l'autre : "Cette entrée n'était faite que pour toi." S'il y avait une contradiction entre ces deux explications tu aurais peut-être raison, le gardien aurait trompé l'homme. Mais il n'y a pas de contradiction. La première explication annonce même la deuxième. On pourrait presque dire que le gardien outrepassait son devoir en permettant à l'homme d'envisager la possibilité de pénétrer plus tard. Il semble qu'à ce moment-là son devoir ait été simplement de refuser l'entrée à l'homme et, de fait, bien des exégètes s'étonnent que le gardien ait pu laisser passer une telle allusion, car il paraît aimer l'exactitude et fait scrupuleusement son devoir. Il veille de longues années sans abandonner son poste et ne ferme la porte que tout à fait à la fin ; il a conscience de l'importance de sa mission, car il dit : "Je suis puissant", et il respecte ses supérieurs puisqu'il déclare : "Je ne suis que la dernière des sentinelles." Il n'est pas bavard puisqu'il ne pose de longtemps que des questions indifférentes, comme dit le texte de l'Écriture ; il n'est pas vénal puisqu'il dit quand il accepte des cadeaux : "Je ne les prends que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose" ; il ne se laisse ni émouvoir ni irriter quand il s'agit de l'accomplissement de son devoir puisqu'il est dit de l'homme : "Il fatigue la sentinelle de ses prières" ; enfin, son physique lui-même annonce un caractère pédant, car il a un grand nez pointu et une longue barbe rare et noire à la tartare. Peut-on trouver plus fidèle portier ? Mais il est dans son caractère d'autres traits qui sont extrêmement favorables à celui qui demande l'entrée et qui nous expliquent en tout cas que le gardien ait pu outrepasser son devoir en laissant percer l'allusion dont je parlais au sujet des possibilités que l'homme du pays pouvait avoir plus tard de pénétrer au cœur de la Loi. On ne saurait nier en effet que ce portier ne soit un peu naïf et vaniteux – ce qui découle de naïf dans une certaine mesure. Quelque exactes que soient ses déclarations au sujet de sa puissance et de celle des autres gardiens, dont il dit qu'il ne pourrait lui-même soutenir la vue, quelque exactes, dis-je, que soient ces déclarations, le ton sur lequel il les fait montre que sa façon de voir est troublée par la naïveté et l'orgueil. Les glossateurs disent à ce propos qu'on peut à la fois comprendre une chose et se méprendre à son sujet. De toute façon on est forcé d'admettre que, si faiblement que se manifestent cet orgueil et cette naïveté, ils réduisent l'efficacité de la surveillance de l'entrée, il y a des trous dans le caractère du gardien. Il faut ajouter à cela que le portier semble être aimable par nature. Il ne reste pas toujours officiel. Il plaisante dès le début en invitant l'homme à entrer malgré la défense qu'il maintient, puis, au lieu de le renvoyer, il lui donne, dit-on, lui-même un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. La patience avec laquelle il souffre pendant des années les insistances de l'homme le montre accessible à la pitié, comme aussi les petites conversations qu'il engage, les présents qu'il accepte et la générosité avec laquelle il permet à l'homme de maudire à ses côtés la cruauté du hasard qu'il représente pourtant ici, lui le portier. Tous n'auraient pas agi ainsi. Et finalement ne s'abaisse-t-il pas vers l'homme sur un simple signe pour lui donner la possibilité de poser sa suprême question ? On ne peut relever de traces d'impatience que dans les mots : "Tu es insatiable" ; encore le portier sait-il qu'à ce moment tout est fini ; bien des gens vont même plus loin et disent que cette parole exprime une sorte d'admiration amicale, bien qu'à vrai dire légèrement condescendante. De toute façon le personnage du gardien se présente tout autrement que tu ne le pensais.
– Tu connais mieux l'histoire que moi et depuis plus longtemps, dit K.
Puis ils se turent un instant, au bout duquel K. déclara :
"Tu penses donc que l'homme n'a pas été trompé ?
– Ne te méprends pas à mes paroles, répondit l'abbé. Je me contente d'exposer les diverses thèses en présence. N'attache pas trop d'importance aux gloses. L'Écriture est immuable et les gloses ne sont souvent que l'expression du désespoir que les glossateurs en éprouvent. Dans le cas que nous considérons, il y a même des commentateurs qui voudraient que ce fût le gardien qui eût été trompé.
– Voilà qui va loin, dit K. Et comment le prouvent-ils ?
– Cette affirmation, dit l'abbé, s'appuie sur la naïveté du portier. On dit qu'il ne connaît pas l'intérieur de la Loi, mais seulement le chemin qu'il fait devant la porte. Les glossateurs tiennent pour enfantine l'idée qu'il a de l'intérieur et pensent qu'il redoute lui-même ce dont il veut faire peur à l'homme ; et qu'il le redoute même plus que l'homme, car celui-ci ne demande qu'à entrer, même quand on lui a parlé des terribles sentinelles, tandis que le gardien, lui, ne veut pas entrer du moins n'en est-il pas question. D'autres disent bien qu'il faut qu'il soit déjà entré, puisqu'il a été pris au service de la Loi et que l'engagement n'a pu se passer qu'à l'intérieur. Mais on a le droit de leur répondre qu'il peut aussi bien avoir été nommé de l'intérieur sans entrer et que de toute façon il ne saurait être allé bien loin puisqu'il ne peut déjà plus soutenir la vue de la troisième sentinelle. D'ailleurs, il n'est dit nulle part qu'au cours des nombreuses années pendant lesquelles l'homme attend, le portier raconte jamais quoi que ce soit de l'intérieur si l'on excepte sa réflexion au sujet des sentinelles. Il se pourrait évidemment qu'il lui fût défendu d'en parler, mais il n'en dit rien non plus. On conclut de tout cela qu'il ignore et l'apparence et l'importance de l'intérieur et qu'il se trompe à leur sujet. Et il se trompe aussi sur l'homme de la campagne, car il est inférieur à cet homme et il ne le sait pas. Qu'il le traite en inférieur, cela se voit à nombre de passages dont tu dois te souvenir encore. Mais qu'en réalité il lui soit inférieur, la thèse que je t'expose ici déclare que c'est tout aussi net. D'abord l'homme libre est supérieur à l'homme lié. Or, l'homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui plaît ; il n'y a que l'entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S'il s'assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement ; l'histoire ne mentionne pas qu'il y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir ; il n'a pas le droit de s'éloigner à l'extérieur, ni non plus, selon toute apparence, de pénétrer à l'intérieur, même s'il le veut. De plus, s'il est au service de la Loi, il ne la sert qu'en ce qui concerne cette entrée ; il ne sert donc effectivement que pour cet homme auquel l'entrée est destinée, et c'est encore une raison de voir en lui son subalterne, Il faut admettre qu'il a dû faire son service inutilement bien des années – tout un âge d'homme pour ainsi dire – car il est dit qu'un homme vient, un homme mûr par conséquent, ce qui suppose que le gardien a dû attendre très longtemps avant de remplir son office, attendre, pour être précis, autant qu'il a pu plaire à l'homme qui est venu quand il a voulu. Et il n'est pas jusqu'à la fin de sa faction qui ne dépende de cet homme puisqu'elle ne cesse qu'à la mort du visiteur ; il lui reste donc subordonné jusqu'au bout. Or, le texte montre à chaque instant que le gardien semble ignorer tout cela. Les glossateurs n'y voient d'ailleurs rien de surprenant, car il se trompe, à leur avis, encore plus grossièrement sur un autre point, savoir sur son propre métier. Ne dit-il pas en effet à la fin : "Maintenant je pars et je ferme" ? Mais il était dit au début que la porte de la Loi était ouverte comme toujours ; or, si elle est ouverte "toujours", c'est-à-dire indépendamment de la durée de la vie de l'homme auquel elle est destinée, la sentinelle elle-même ne pourra pas la fermer. Ici les opinions divergent. D'aucuns disent que le gardien, en déclarant qu'il va fermer la porte, ne veut que donner une réponse, d'autres qu'il veut souligner son devoir, d'autres enfin qu'il cherche à plonger l'homme dans un dernier remords, dans un dernier regret. Mais un grand nombre de glossateurs sont d'accord pour affirmer qu'il ne pourra pas fermer la porte. Ils pensent même qu'à la fin tout au moins, la sentinelle reste inférieure en savoir à l'homme, car l'homme voit l'éclat qui brille à travers la porte de la Loi, alors que le gardien reste toujours le dos tourné à l'entrée en sa qualité de sentinelle et ne témoigne par aucune déclaration qu'il ait remarqué un changement.
– Voilà qui est bien fondé, dit K., qui avait suivi certains passages de l'explication de l'abbé en les répétant à mi-voix. Voilà qui est bien fondé, et je crois moi aussi maintenant que le gardien est dupe. Mais cela ne supprime pas ma première opinion qui coïncide même en partie avec celle que je viens d'acquérir. Peu importe en effet que le gardien voie clair ou non. Je disais que l'homme est trompé. Si le gardien voit clair, on pourrait en douter, mais s'il est trompé, l'homme aussi doit l'être à plus forte raison. Le gardien cesse dans ce cas d'être un trompeur, mais il apparaît si naïf qu'on devrait le chasser immédiatement. Songe en effet que si l'erreur où il se trouve ne lui nuit pas, elle est mille fois dangereuse pour l'homme.
– Tu touches ici à la thèse opposée, lui dit l'abbé. Certains commentateurs déclarent en effet que l'histoire ne donne à personne le droit de juger le portier. Quel qu'il nous apparaisse, il n'en reste pas, moins un serviteur de la Loi ; il appartient donc à la Loi ; il échappe donc au jugement humain. Et dans ce cas on doit cesser aussi de le croire inférieur à l'homme. Car le seul fait d'être lié par son service à une entrée – fût-ce une seule – de la Loi, le place incomparablement plus haut que l'homme qui vit dans le monde si librement que ce soit. C'est la première fois que l'homme vient à la Loi, le gardien, lui, s'y trouve déjà. C'est la Loi qui l'emploie ; douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi.
– Je ne suis pas de cet avis, dit K. en hochant la tête. Car si on l'adopte, il faut croire tout ce que dit le gardien. Or, ce n'est pas possible, tu en as longuement exposé les raisons toi-même.
– Non, dit l'abbé, on n'est pas obligé de croire vrai tout ce qu'il dit, il suffit qu'on le tienne pour nécessaire.
– Triste opinion, dit K., elle élèverait le mensonge à la hauteur d'une règle du monde."
K. termina sur cette observation, mais ce n'était pas son jugement définitif. Il était trop fatigué pour pouvoir approfondir jusque dans ses dernières conséquences toute la portée de cette histoire, et puis elle poussait sa pensée dans des voies inaccoutumées, elle l'incitait à des préoccupations fantastiques mieux faites pour être discutées par les gens de justice que par lui. L'histoire du début était devenue méconnaissable, il ne voulait plus que l'oublier ; l'abbé le souffrit avec beaucoup de tact et accepta sa réflexion sans dire un mot, bien qu'elle ne concordât pas avec son propre sentiment.
Ils continuèrent un moment à se promener en silence ; K. ne lâchait pas l'abbé d'un pas, car les ténèbres l'empêchaient de se diriger. La lampe qu'il portait à la main était éteinte depuis longtemps. Il vit scintiller un moment, juste en face de lui, la statue d'argent d'un grand saint qui rentra aussitôt dans l'ombre. Pour ne pas rester complètement seul avec l'abbé, il lui demanda :
"Ne sommes-nous pas arrivés tout près de l'entrée principale ?
– Non, dit l'abbé, nous en sommes bien loin. Veux-tu déjà t'en aller ?"
Bien que K. n'y eût pas pensé sur le moment, il dit aussitôt :
"Certainement ; je suis obligé de partir. Je suis fondé de pouvoir d'une banque où l'on m'attend, je ne suis venu que pour montrer la cathédrale à l'un de nos clients étrangers.
– Eh bien, va, dit l'abbé en lui tendant la main.
– C'est que je n'arrive pas à me retrouver tout seul dans ce noir, dit K.
– Rejoins le mur de gauche, dit l'abbé, et suis-le sans jamais le lâcher, tu trouveras une sortie."
L'abbé s'était à peine éloigné de quelques pas, mais K. criait déjà très fort :
"Attends encore, s'il te plaît.
– J'attends, dit l'abbé.
– N'as-tu plus rien à me demander ? demanda K.
– Non, dit l'abbé.
– Tu étais si aimable pour moi tout à l'heure, dit K. Tu m'expliquais tout, mais maintenant tu me laisses comme si tu ne te souciais pas de moi.
– Mais tu m'as dit qu'il te fallait partir, répondit l'abbé.
– Mais oui, fit K., comprends-le.
– Comprends d'abord toi-même qui je suis, dit l'abbé.
– Tu es l'aumônier des prisons", dit K. en se rapprochant de lui.
Il n'avait pas besoin de revenir à la banque aussi tôt qu'il l'avait dit ; il pouvait fort bien rester encore.
"J'appartiens donc à la justice, dit l'abbé. Dès lors, que pourrais-je te vouloir ? La justice ne veut rien de toi. Elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t'en vas."

KAFKA, absurde et génial
"Une fable"
"Lettre au père"
"L'espoir et l'absurde dans l'œuvre de Franz Kafka" (Albert Camus)

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