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SÉRAPHINE DE SENLIS,
Le souffle de l'ange

Éditions L'Harmattan
Ouvrage disponible en version papier et/ou numérique (ebook)

Corinne Boureau

Corinne-Boureau
Corinne boureau, peintre et sculpteur, réside aux Pays-Bas depuis 1978.
Son œuvre, sensuelle et poétique, est imprégnée de sa relation intime et puissante avec la nature où elle puise son inspiration, mais aussi de ses fortes attaches avec la Bretagne, sa terre natale.
Séraphine de Senlis "Le souffle de l'ange" est son premier roman.
On peut en savoir plus sur son travail en visitant son site :
www.corinneboureau.nl

couverture

Séraphine de Senlis, "Le souffle de l'ange"

(Extrait)
En 1912 à Senlis, le collectionneur d'art allemand Wilhelm Uhde découvre que Séraphie Louis, sa femme de ménage, peint dans sa chambre, des œuvres dont la force impressionne ce premier acheteur de Picasso, découvreur du Douanier Rousseau...
Une relation s'instaure alors entre ses deux êtres, cette Française et cet Allemand, lien que l'avènement de la guerre va rendre chaotique. Cette artiste, hantée par « cette fameuse nécessité intérieure dont parlait Kandinsky » (Bernard Lorquin, conservateur du musée Maillol, 2009), mourra de faim en décembre 1942 à l'asile psychiatrique de Clermont-de-l'Oise.
Ce roman est une fiction, librement inspirée de la vie de Séraphine de Senlis dont l'épopée se déroule en Bretagne, terre mystique où l'être cherche l'harmonie avec la nature.
Cette femme de ménage, animée par une foi dévorante et guidée par un ange, va dédier à la Sainte Vierge des bouquets sublimes et déroutants.
Cette folie créatrice qui consumera sa raison et sa vie à petit feu, nous laisse une œuvre unique...

S
éraphine se tue au ménage et ses après-midi sont réservées exclusivement à « l'écriture » en compagnie de mère Marie Barbe.
Elle se couche avec les poules, comme de coutume, s'attachant à cette habitude de lire son livre préféré : Le Cochon Pendu. Ce soir, l'histoire raconte le procès d'un volatile de basse-cour :
« Un jour, l'animal pond un œuf au jaune double : La fermière compteroit deux jaunes, elle ne pouvoit y croire. Affolée et craigant le sorcelage, la femme dénonça sa poulaille au tribunal ecclésiastique. L'avocat n'y pouvoit que faire, le poulet, le voilà point tiré d'affaire. Accusée de sorcellerie, la pondeuse entendit sa sentence sans aucun repenti. Pis qu'un diablotin elle blasphémoit en impie. Insolente, la poule gratta le sol de ses pattes et battit des ailes. Il fut conclud sentenciallement qu'elle seroit mis a mort sur un bûcher, au même titre que les sorcières beccotant avec Satan... »
Malgré sa lecture qui l'amuse, Séraphine se sent l'âme agitée. Penser à Conan la tient dans l'insomnie. Elle imagine les longues boucles noires de ses cheveux, imprégnées des senteurs de la mer... Un flot de tendresse s'empare d'elle. Elle le cajole de sa main, le caresse, aplatit ses lèvres sur les siennes et en ressent des frissons de plaisir.
Elle rêve un jour de se marier... Cet amour s'est emparé d'elle aussi promptement qu'un éclat de rire. Pourtant, il sommeillait en elle, bien longtemps, en attente dans sa chair. « Toi, mon amour ! se dit-elle. Le temps passe, mais tu es toujours là. »
Elle décide de se lever et d'écrire à son bien aimé. La plume en l'air et un grand sourire aux lèvres, elle réfléchit puis écrit : Mon chaton d'amour ! Toi mon premier et mon unique amour...
La lettre terminée, elle découpe avec soin des morceaux de phrases qu'elle glisse dans les calices formant le bouquet de cage d'amour. Puis elle sort, emportant les fleurs, légères et fragiles, dans le pan de sa chemise de nuit.
Elle descend au jardin, une bouteille d'eau-de-vie à la main. Dans l'enclos, l'air de la nuit est doux. Séraphine grimpe dans le pommier, un vieux panier au bras, déniché dans les cuisines.
Assise sur une branche, elle sort la bouteille du panier qu'elle porte à sa bouche, puis elle admire les étoiles qui baignent dans un ciel bleu marine.
Soudain, le bleu se met à onduler. Séraphine reconnaît par intuition la venue de la Vierge. En l'espace d'un instant, le bleu du voile devient lumineux, coulant en tissu de soie le long du visage de la Madonne.
— Mais que fais-tu encore dans ton arbre ? taquine Mère Marie. T'accroches-tu aux branches pour être au plus près de Dieu ?
— Je suis bien dans les arbres, répond Séraphine. En bas, la vie n'est pas facile pour moi...
Elle se tait puis elle demande à la Vierge :
— Douce Mère Marie ? Dieu est-il seul ?
— Oui, ma fille !
— Alors sa solitude résonne en moi...
— Pourquoi ne m'offres-tu plus tes couleurs ? demande la Mère.
— L'inspiration me manque, je ne pense qu'à astiquer. Il faut que tout soit propre autour de moi, je ne saurais dire pourquoi ?
— Pense que les couleurs ont la capacité de t'insuffler de la vie. Bientôt le pommier sera en fleur et tu percevras plus encore sa beauté. Plus tard, il portera ses fruits. L'arbre de la fleur et du fruit pousse dans la profondeur de ton âme... Et pour ce qui est de ton tracas, le tronc de l'arbre est aussi le bois de la croix...
Déjà, les gracieuses ondulations disparaissent et le ciel lisse ses ombres.
Séraphine en reste toute chose et ne saisit pas vraiment les propos de la Sainte, alors, elle débouche la bouteille, une fois encore, pour se réchauffer le sang. Puis, elle sort de sa chemise les cages d'amour qu'elle enflamme une à une. Elle offre ainsi son amour en pâture à la nuit et les lucioles, aspirées vers le haut, traversent les ramilles noires. Elle reprend une grande goulée de la boisson qui brûle et regarde s'éloigner les petites lanternes japonaises, légères puis calcinées.
— Physaaalis ! dit-elle soudain. Mère Marie-Pierre appelle mes cages d'amour : Physalis ! C'est un mot latin, explique-t-elle à l'arbre. Cela veut dire, vessie ! Voui mon arbre ! Alors veillez, mon cher, à ne pas prendre mes vessies pour des lanternes !
Cela dit, elle entreprend de descendre de l'arbre, sans oublier « son litre », et, la démarche légèrement vacillante, elle se dirige vers le cloître et l'escalier montant à la bibliothèque.
— Faut pas faire de bruit, Séraphine, se dit-elle à elle-même. Les Sœurs sont dans leurs prières. Mère Marie Barbe, elle aussi rumine ses prières... Hihihi ! dit-elle en badinant et elle s'assied sur une marche. Rumine ! Hihi !... Comme une vraie peau de vache qui ne mâche pas ses mots !... Chuuuuut ! fait-elle encore, tu vas réveiller tout le monde... Hihihi ! Chuuuut !...
Elle se redresse avec difficulté et monte jusqu'au corridor. Là-haut, elle ne trouve pas l'interrupteur. Dans le noir le plus complet, elle continue lentement son entreprise scabreuse. Elle resserre ses pensées qui, elles, auraient bien aimé s'envoler de tous les côtés.
— Soyons sérieux ! se chuchote-t-elle. La Kébén, avec son grand « langâge »... Ce n'est qu'un dindon avec des plumes de paon dans le croupion ! poursuit-elle bien trop fort.
Elle trébuche et se heurte le genou. Massant sa douleur, elle reste un moment assise par terre, le dos contre le mur.
— Conan ! dit-elle dans le noir. Sais-tu que j'apprends le latin maintenant ? Et la tête contre la pierre, elle déclame au plafond, tout bas, dans le silence :
— Mon amour radiatus vers toi mais mon cœur est bifidus en deux !...
Elle se relève difficilement en tâtant le mur. Elle sent enfin sous ses doigts, la porte de la bibliothèque. En pénétrant dans la pièce, elle allume la lumière qui l'aveugle.
— Il me faut le livre ! dit-elle en posant sa bouteille sur le pupitre. Ha ! Voilà le meuble !
Elle cherche le petit livre sur les traités des couleurs. Les titres dansent sous ses yeux, rendant la tâche pénible. Elle reconnaît enfin l'ouvrage qu'elle pose sur le pupitre. Après avoir baissé la lampe en suspension, elle rassemble tous ses esprits et se concentre sur le texte : « L'aloès, originaire d'Afrique est une plante succulente et grasse. Dissoute dans l'eau-de-vie chaude, cette fleur aura plus de force de dissolution... »
— Peindre avec de l'eau-de-vie ? s'étonne Séraphine. Oooh ! Bien joué, Monsieur le moine ! Et elle trinque à sa santé pour se demander quel peut bien être cette plante ? Aloès, aloès... Connais pas !
Elle feuillette les pages et lit les précisions du moine Eugène sur la fabrication du blanc d'argent :
— La céruse que l'on tire du plomb, formule Séraphine à voix haute. La méthode préconisée consiste à exposer une lame de plomb en combinant l'action du vinaigre et la chaleur de fumier. Avec le temps, se forme une poudre blanche qu'on appelle le blanc de céruse...
Séraphine se passe la main sur le visage comme on se passe un linge mouillé afin de réveiller l'esprit.
— Blanc de céruse... susurre-t-elle, puis replonge son nez dans le livre.
Elle est fascinée par les précieux renseignements qu'elle a sous les yeux. Le moine évoque la technique du marouflage sur des panneaux de bois, des recettes de colle, de gommes et des vernis. Soudain, son attention se fixe sur le titre d'un paragraphe intitulé : Vert d'Iris.
Ces mots imprimés sur la page sont comme une gifle en pleine tête. Elle qui a toujours eu tant de mal à maîtriser cette couleur. « L'iris se répand comme du chiendent dans tous les coins du jardin », pense-t-elle d'un coup.
Attentive à ce qui l'intéresse le plus, elle lit, brûlante d'impatience : « Le vert-d'iris est de fabrication facile, il suffit de broyer les pétales de la fleur pour obtenir un jus que l'on mélange à de la poudre d'alun. »
L'émotion l'étreint. Elle en reste un long moment sidérée et émerveillée à la fois.

Les cloches la réveillent la joue collée aux pages du petit traité. Sa tête lui fait mal, alors elle monte se coucher.

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Séraphine de Senlis

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