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LA GRANDE SANTÉ

FRANCE CULTURE


Ecce Homo
Friedrich NIETZSCHE

Rédigé en 1888, publié à titre posthume en 1908 - (Extrait)



POURQUOI JE SUIS SI SAGE

[...]  Le bonheur de mon existence - sa singularité peut-être - tient tout à sa fatalité : pour employer une formule sibylline: en moi mon père est mort, mais ma mère vit et devient vieille. Il y a là dans mes origines - je viens à la fois du plus haut et du plus bas échelon de la vie, je suis un décadent et un premier terme - un dualisme qui peut seul expliquer, si quelque chose en est capable, cette neutralité qui me distingue peut-être, cette absence de parti pris dans la position que j'adopte par rapport au problème général de la vie.
J'ai pour flairer les symptômes d'essor et les symptômes de décadence une muqueuse plus sensible que jamais homme n'en posséda ; c'est moi le maître par excellence en ces matières, - je les connais, je les incarne toutes deux. Mon père mourut à trente-six ans ; il était tendre, aimable et morbide, comme un être fait pour passer... un souvenir bienveillant de la vie plutôt que l'existence même. L'année où sa vie déclina la mienne suivit la même pente : dans ma trente-sixième année ma vitalité toucha son étiage... j'existais encore, mais sans voir à trois pas devant moi.
J'abandonnai alors mes cours de Bâle - c'était en l879 - je vécus tout l'été à Saint-Moritz semblable à - une ombre, et l'hiver suivant, le plus pauvre en soleil de toute mon existence, à Naumburg : là j'étais devenu l'ombre même.
J'avais atteint mon minimum : Le Voyageur et son Ombre naquit de ce temps-là. Et, sans conteste, en matière d'ombre, j'étais alors compétent...
L'hiver suivant, mon premier à Gênes, un adoucissement et une spiritualisation que suffit presque à expliquer une extrême pau-vreté du sang et des muscles donnèrent naissance à Aurore. La parfaite sérénité, la gaieté, voire l'exubérance de l'esprit que reflète cette œuvre s'accordent chez moi non seulement avec la pire anémie physique, mais même avec l'excès de la douleur. Au milieu des tortures provoquées par un mal de tête qui dura trois jours sans répit,- accompagné de vomissements de bile, je conservais pour la dialectique une lucidité parfaite et j'approfondissais posément des problèmes pour lesquels, en période normale, je manque de finesse, de sang-froid et des vertus de l'al-piniste.
Mes lecteurs savent peut-être à quel point je considère la dialectique comme un symptôme de décadence, par exemple dans le cas le plus célèbre celui de Socrate.
J'ai toujours ignoré les troubles morbides de l'intellect, même la stupeur de la fièvre ; il a fallu les livres savants pour m'apprendre leur nature et leur fréquence. Mon sang coule lentement. Jamais personne n'a pu me trouver de fièvre. Un médecin, qui m'avait traité assez longtemps comme un nerveux, finit par me dire : "Non ! Vos nerfs ne sont pas en cause ; c'est moi qui suis un nerveux ! "Décidément, je dois donc avoir quelque dégénérescence locale impossible à diagnostiquer ; il ne s'agit pas d'une maladie organique de l'estomac, bien que je souffre cruellement et constamment, par suite de mon épuisement général, d'une extrême faiblesse du système gastrique. Mes maux d'yeux qui m'amènent parfois au bord de la cécité ne sont eux-mêmes qu'un effet, non une cause: quand ma vitalité augmente ma vue s'améliore elle aussi. Une longue, trop longue série d'années équivaut pour moi à la guérison ; elle marque malheureusement aussi un recul, une nouvelle descente et la périodicité d'une sortie de décadence.
Est-il besoin, après tout cela, de dire que j'ai l'expérience des problèmes de la décadence ? Je les ai épelés de A jusqu'à Z et de Z jusqu'à A. Mon doigté de filigraniste, mes antennes de penseur, mon instinct de la nuance, ma divination de psychologue et tout ce qui me caractérise c'est seulement à cette époque que je l'ai acquis ; c'est le vrai présent de cette période où tout en moi devint plus subtil, l'observation comme tous ses organes.
Observer en malade des concepts plus sains, des valeurs plus saines, puis, inversement, du haut d'une vie riche, surabondante et sûre d'elle, plonger des regards dans le travail secret de l'instinct de la décadence, voilà la pratique à laquelle je me suis le plus long-temps entraîné, voilà ce qui fait mon expérience particulière, et en quoi je suis passé maître, s'il est matière où je le sois. Maintenant je sais l'art de renverser les perspectives, j'ai le tour de main qu'il demande première raison pour laquelle je suis peut-être, le seul à pouvoir opérer une "Transmutation générale des Valeurs". [...]


***

Le Voyageur et son ombre - Nietzsche
Le Gai savoir - par Raphaël Enthoven
FRANCE CULTURE

L'ombre : Il y a si longtemps que je ne t'ai pas entendu parler, je voudrais donc t'en donner l'occasion.
Le voyageur : On parle : où cela ? et qui ? Il me semble presque que je m'entends parler moi-même, seulement avec une voix plus faible encore que n'est la mienne.
L'ombre (après une pause) : Ne te réjouis-tu pas d'avoir une occasion de parler ?
Le voyageur : Par Dieu et toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon ombre parle : je l'entends, mais je n'y crois pas.

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